L’autre soir

L’autre soir, mon conjoint et moi étions chez des amis. Nous avons mangé, et bien. Nous avons parlé :

– de l’hiver hâtif,

– des bouleversements climatiques et des cons qui s’entêtent à le nier, à le détourner, à en rire, et qu’ils ne seront même plus là pour en souffrir,

– de nouvelles recettes de dinde,

– de lieux où trouver de la dinde bio,

– du fait que nous mangons moins de viande rouge qu’avant,

– et que certains d’entre nous sont incapables d’imaginer retirer la viande rouge de leur menu

– des voitures électriques – il y a des bornes de recharge un peu partout – il faut s’abonner à ce réseau de bornes de recharge – il y a plusieurs réseaux etc,

– des nouveaux propriétaires d’une voiture électrique qui doivent recharger leur voiture avant de retourner chez eux et de ceux qui essaient de les aider dans cette tâche nouvelle à laquelle il faut s’adapter – autrement dit, du fait qu’on a mis chez nous une borne électrique pour rendre service aux amis qui auraient besoin de recharger leur voiture avant de s’en retourner chez eux,

– du fait qu’ingurgiter certains champignons aide le système immunitaire, et  donc à prévenir le cancer, euh, certains cancers, euh, pas tous les champignons, euh, je ne me souviens pas lesquels,

– que la révolution culturelle chinoise n’est pas exactement ce qu’on nous en a rapporté,

– du fait que ce n’est pas nécessaire de ramasser les feuilles mortes sur son terrain, vu que c’est de l’humus qui enrichit ledit gazon l’année d’après et pis on est à la campagne et les arbres qui tombent nourrissent la forêt, c’est connu, ça n’empêche pas qu’on puisse faire un peu de ménage dans sa forêt, mais pas un manucure,

– du fait qu’il y a certains propriétaires riverains qui, malgré la présence d’algues bleu-vert dans leur lac, continuent à entretenir leur gazon avec des phosphates, les imbéciles, et que c’est ma soeur qui les a juste à côté de chez elle et qu’elle s’évertue vainement à les admonester depuis au moins 15 ans, après ça on se surprend que les compagnies continuent à polluer allègrement,

– de la douceur du lieu, 

et de la liberté qu’on expérimente à la retraite quand on a eu la chance de ramasser un peu de sous.

Après ça, on a dit merci pour l’excellent souper, on s’est embrassés bien fort et on est retournés, en voiture électrique, dormir chez nous, à même pas 1 km… mais il faisait très froid.

Petrea en fleurs…

… À l’entrée de la maison. On ne compte plus les papillons et les insectes butineurs, depuis que ses fleurs se sont ouvertes.

L’histoire de Milarepa

Milarepa n’est qu’un jeune garçon quand son père meurt. Ce père lègue sa fortune à un oncle et une tante qu’il considère plus sages que son épouse pour gérer les affaires. Il les pense loyaux et honnêtes, mais il se trompe ; l’oncle et la tante sont pleins d’avidité. Ils s’emparent de tout l’argent du père et, plutôt que de traiter Milarepa et sa mère comme des membres de la famille, ils les relèguent au rôle de serviteur. Ils les nourrissent de restes et les habillent de haillons, et quand Milarepa et sa mère se plaignent et les accusent d’avoir volé leur bien, l’oncle et la tante vont jusqu’à les battre.

Milarepa et sa mère n’ont d’argent ni pour s’enfuir ni pour demander l’aide d’un avocat et la mère, furieuse, rappelle sans arrêt à son fils à quel point elle était heureuse, mariée à un home riche et maîtresse d’une maisonnée pleine de serviteurs. A mesure que Milarepa grandit, elle ne cesse de lui dire à quel point son oncle et sa tante sont injustes, cruels et mauvais, qu’ils ont volé leur héritage et les ont traités comme des porcs dans une porcherie. Elle lui fait jurer de trouver une façon de les punir, de se venger d’eux et, peut-être, de recouvrer l’héritage.

Quand il est assez vieux, sa mère l’envoie dans une école de magie noire ; il offre ses services en échange de secrets qui lui permettront de lancer une guerre vengeresse contre ses persécuteurs. C’est un excellent étudiant. Il apprend tout ce que les magiciens noirs lui enseignent puis il retourne à la propriété de son oncle et de sa tante, où sa mère vit encore, et ravage leurs récoltes en créant des tempêtes de grêle; il va même jusqu’à détruire des immeubles, causant la mort quelques personnes. Entretemps, sa mère meurt, ce qui augmente sa fureur.

Il est devenu dangereux et les gens ont peur parce qu’il a détruit leurs récoltes et leurs propriétés, tué leur bétail, leurs animaux de compagnie et même quelques-uns de leur amis. Il se bat contre les ennemis de sa mère et les siens d’une façon vraiment révolutionnaire. Les habitants des villes dans lesquelles son oncle et sa tante ont vécu font aussi l’objet de ses attaques. Il est bientôt hors-la-loi. Les gens veulent mettre fin à sa folie, et la seule façon qu’ils imaginent pour y arriver est de le débusquer, de l’emprisonner ou de le tuer – au plus vite.

C’est alors qu’il commence à avoir peur et à regretter tout le mal qu’il a fait en voulant se venger ; la mort d’êtres vivants lui pèse aussi sur la conscience.

Il entend alors parler d’un maître bouddhiste appelé Marpa qui, dit-on, aide les personnes comme lui à se repentir et à changer leur destinée. Alors, il va à Marpa pour recevoir ses enseignements. Marpa voit que cet homme hostile est plein de haine et de colère contre lui-même et ses frères humains, qu’il est méfiant à l’égard de son entourage et qu’il recherche les enseignements parce qu’il a peur de mourir et de subir la misère et l’enfer que les autres lui promettent. Sa révolte est toute extérieure, il désire être sauvé, libéré de ceux qui sont à l’extérieur de lui, ce qui est une croyance erronée. Alors, Marpa décide de domestiquer ce révolutionnaire violent qui croit que la libération se gagne en se battant contre les autres pour le pouvoir. Il le prend comme disciple à la condition qu’il jure de suivre toutes ses instructions et, en échange de son enseignement, en fait son serviteur. Le premier travail de Marpa est d’amener cet entêté arrogant à comprendre que l’ennemi est à l’intérieur de soi, et que la seule révolution valable est de se tourner vers l’intérieur, d’affronter son propre esprit et d’arrêter de tenir les autres responsables de ses malheurs.

Je ne mentionnerai pas tout ce à travers quoi Marpa l’a fait passer, excepté de raconter qu’il lui a fait construire des maisons, des barrières et toutes sortes de travaux en pierre, puis lui disait que ses constructions n’étaient pas tout à fait correctes, les lui faisait détruire et recommencer pour les améliorer, etc. Milarepa recommence plusieurs fois; il lui arrive de se mettre en colère contre Marpa et de refuser de suivre les instructions, et alors Marpa le renvoie. Mais Milarepa revient, suppliant son maître de lui donner d’autres enseignements. Marpa le reprend et Milarepa recommence à être en colère et, cette fois, part de son propre gré. Mais, après un certain temps, il revient à Marpa, lui demande d’autres enseignements et le supplie de le libérer des terreurs qui le poursuivent. Marpa le laisse supplier, et, finalement, le reprend à la condition qu’il cesse sa rébellion contre les autres et regarde à l’intérieur de son propre esprit.

Milarepa, désormais, est si épuisé par ses conflits extérieurs que, reconnaissant et agenouillé aux pieds de Marpa, il accepte les conditions. Il s’incline et cherche refuge dans les Trois Joyaux, le Sangha, le Buddha et le Dharma. C’est à ce moment qu’il commence à se réconcilier avec son esprit et à dompter son entêtement et la rigidité de ses croyances. Marpa lui donne donne des enseignements en maintien de l’attention et en méditation ainsi que des exercices de respiration et de conscience du corps, qu’il pratique avec persistance. C’est difficile, il est constamment attaqué par des démons et s’enfonce dans la misère mentale la plupart du temps, mais il suit fidèlement les enseignements et voit que ses démons sont des fantômes créés par lui ; éventuellement, il voit des anges du bien – des Dakinis et des Herukas – qui lui offrent de l’aider à poursuivre son étude. Il finit par voir que ceux-là aussi naissent de son esprit, qu’ils sont impermanents et de même nature que ses démons.

Il médite durant plusieurs années avant de découvrir l’espace ouvert, les interstices qui lui permettent de parvenir à la clarté et à la compréhension de la nature de l’esprit, sa tendance à l’indulgence et sa constante impermanence. Il comprend que le Sagha, le Buddha et le Dharma sont sa nature réelle. Ses conflits intérieurs cessent et il peut communiquer paisiblement avec les autres ainsi qu’avec tout ce qui naît dans l’espace de la Grande Libération de cette vie.
Vous le voyez, la nature de l’esprit et sa tendance à tout révolutionner à l’extérieur de lui n’a pas changé depuis la nuit des temps. L’esprit crée toutes sortes de désordres, depuis les plus subtils jusqu’aux plus violents. La vie de Milarepa offre un exemple extrême de la nature de l’esprit et de ce qu’il entraîne de misère et de souffrances dans son sillage. Il y a d’autres hommes et femmes dans notre monde dont l’histoire, sans être aussi effrayante que celle de Milarepa, n’en raconte pas moins des batailles vers la Grande Libération. L’esprit est très entêté, il s’agrippe fermement à ce considère comme étant son histoire de souffrance sur cette planète, en clamant que cette souffrance est pire que celle des autres.

Nous nous battons contre des croyances très répandues ; que ce soit contre des idéaux familiaux, religieux, politiques, nationaux ou universels, toutes les batailles, qu’on les gagne ou les perde, sont vaines. La libération que l’esprit du plus grand nombre recherche est une suite ininterrompue de petites libertés. La seule libération qui vaut la peine est la Grande Libération. Ce sont les sages qui l’atteignent, et personne d’autre.

Monica Hathaway, M201
traduction Maryse Pelletier

Orchidée pressée

Vient de la montagne, a un parfum superbe, mais ne dure qu’une journée.
Photo M. P.

Orchidée de la montagne de Tinamastes

Grosse comme le bout de votre petit doigt!

Les journées lourdes

Ma sœur mourait d’une maladie dégueulasse, la sclérose en plaques, mon autre sœur me reprochait de ne pas aller la voir — elle avait raison —, c’était durant les années 90, j’avais cinquante ans, et je n’étais pas bien. Tous les matins, je m’extirpais de la boue visqueuse de mon sommeil, ne sachant de quelle façon j’allais faire ma journée, préoccupée et confuse, mes multiples niveaux psychologiques se chevauchant en se bataillant, me crucifiant dans un mal-être qui ne m’empêchait pas d’écrire (ce qui ne me soulageait pas, contrairement à la croyance populaire), de conduire, de cuisiner et d’aller devant, toujours en avant, pour gagner ma vie. C’était une période durant laquelle j’étais seule. En rupture de couple, d’amour, le ventre assoiffé de chaleur. Autour de moi, je laissais, paraît-il, l’impression d’être forte, déterminée, active, certaine. Ça m’apparaît encore très bizarre.

Ma sœur est morte, j’étais à ses côtés en compagnie de mon autre sœur (nous étions 4 filles dans la famille), elle et moi n’avons pas voulu (selon sa volonté) la faire soigner d’une septicémie qui avait gagné son corps désormais immobile sous les draps, devant un paysage magnifique qu’elle ne voyait plus, préoccupée qu’elle était, dans son délire, des hommes monstrueux qui se cachaient sous son lit. Elle était jolie, avec des cheveux blonds, un nez retroussé, un corps athlétique (avant sa maladie) et des yeux marron intelligents et moqueurs.

Mais triste. Si triste. Presque tout le temps. Et figée dans l’espace, fouettée par tout ce qui passait, même l’air léger. Aujourd’hui, je saurais mieux comprendre son état. Il me semble qu’elle a été dépressive depuis son adolescence, si cela se peut. Chagrine, paralysée, lourde, noire. J’étais trop jeune et ignorante pour la lui suggérer de, la pousser à aller voir si elle faisait une dépression, une vraie. Qui peut se soigner.

Voilà.

Il y a des matins où la lourdeur de ces journées longues, cahoteuses, essoufflantes, douloureuses, avant et après sa mort, et au-delà, me revient en mémoire, surgit en moi comme un souvenir visqueux que je veux arracher de ma peau. Mais je laisse être, et ça disparaît. Et je suis reconnaissante au temps ; il m’a donné la chance de connaître d’autres matins, légers et frais, couleur de printemps.

Précis

Les poètes du passé nous ont comparés à des grains de sable, des gouttes de rosée et des poussières dans le vent.

Les comparaisons sont des outils pauvres, elles manquent de justesse. La vraie poésie voit et dit exactement ce que nous sommes : des humains.

La race humaine parle à travers moi. C’est ce que je suis.

Monica Hathaway, M201
trad. Maryse Pelletier

Même orchidée rose sur même table de bois.

Détail de la « mormodes ».

Orchidée rose sur une table de bois

Type de « mormodes », orchidée indigène de la région du Pacifique sud, Costa Rica.

Allons-y, ou Laissons aller ?

On est assis et on parle avec des connaissances sur lesquelles on est tombés par hasard, et ces gens nous ont invités à prendre un café ou un verre, peu importe. On pense : « Ouais, je pourrais prendre un petit moment pour échanger avec eux ». Et on s’est assis dans ce but précis. Mais à tout moment ou presque, on se demande combien de temps a passé et si on ne devrait pas retourner aux tâches plus importantes de notre journée. On espère ne pas perdre notre temps.

Pendant ce temps, en surface, on paraît intéressé à ce que ces gens disent parce qu’on ne voudrait pas qu’ils sachent qu’on n’est pas vraiment attentifs à leur discours. Soudain, ils ont capté notre attention pour un instant, quand ils racontaient une expérience fascinante qu’ils ont vécue en faisant de la plongée sous-marine. On est vraiment entrés dans leur histoire pendant un moment, puis, tout aussi soudainement, les plans qu’on avait avant de s’asseoir nous reviennent à l’esprit. Et on se presse de terminer la rencontre en s’excusant de devoir aller rapidement à nos affaires. Peut-être qu’on doit aller à la maison faire du ménage et du lavage avant que notre mari arrive et lui préparer un bon repas à temps, pour une fois ! Ou peut-être qu’on doit aller à un cours sur la décoration, qui nous aidera à planifier les changements dans notre nouvelle maison. De sorte que notre esprit est à moitié ici et à moitié sur autre chose. On doit partir, mais on aimerait rester, peut-être qu’on se verra une autre fois pour reprendre la conversation. On dit au revoir et on se presse d’exécuter les tâches déjà programmées.

Cette énergie est celle de l’ambition, elle est la source d’un inconfort constant dans notre corps, et cet inconfort génère des plaintes de toutes sortes. Il semble que, où qu’on soit, on soit insatisfait du progrès accompli dans l’atteinte de nos objectifs. Alors, on se perche sur le bout de notre chaise, prêt à bondir et à courir ailleurs, ou on reste perchés, fascinés, incorporant l’histoire de la plongée sous-marine pour pouvoir la raconter à notre mari, notre épouse, ou notre compagnon plus tard. On pourrait peut-être aller plonger aussi et vivre une expérience semblable. Notre esprit saisit des choses, s’y agrippe, veut les faire et les avoir. Il est rempli d’ambitions, de « ce qu’on n’a pas encore fait », et de « ce qu’on n’a pas encore acquis » qui, semble-t-il, pourrait nous combler. Notre corps est un paquet de tics, de secousses et de sauts, et on se plaint constamment d’être fatigués.

Cela se produit non seulement quand on est assis, mais même quand, debout à faire la vaisselle, la sonnette retentit, ou quand on marche en rentrant à la maison en pensant à sortir le chien ou à nourrir le chat. Puis la journée finit, on se couche en pensant à dormir de sorte qu’on puisse se reposer et se réveiller le lendemain frais et dispos pour assister à la rencontre annuelle des membres de notre profession. Mais, dans notre hâte de dormir, on tourne et retourne dans notre lit, et on se lève le lendemain avec l’impression d’être épuisé, en pensant qu’on aurait dû se coucher plus tôt. On va à la rencontre et on écoute à moitié, on se perche sur le bout de notre chaise et on pense à faire, peut-être, un peu de méditation quand on sera de retour à la maison. On retourne finalement chez soi, on enlève son manteau, on prend une tasse de thé, on s’assoit pour méditer et… on s’endort.

C’est l’énergie de l’ambition qui travaille, joue, étudie et s’exprime dans nos batailles quotidiennes. Elle peut être douloureuse.

Note : Ce jonglage constant avec des notions dualistes, cette capacité toute simple pour le dualisme, est l’esprit de base « sem ». Quand on essaie de savoir ce qui se passe, c’est « rikpa », un développement plus avancé de l’esprit ; il analyse les possibilités de différentes approches. Le troisième aspect, « yi », est la conscience des six sens (les cinq premiers sont la vue, l’odorat, le goûter, l’ouïe et le toucher). « Yi » est la sensibilité mentale associée avec le cœur, et il a une sorte de fonction d’équilibre. Quand vous entendez un son, que vous voyez quelque chose, vos sens sont synchronisés par le sixième sens pour constituer un seul événement. Vous pouvez voir, entendre, goûter, sentir et ressentir tout en même temps, et le tout est cohérent pour vous à cause du « yi ». Connaître ces trois aspects de l’esprit est un outil qui peut aider à comprendre les fouillis magnifiques qui peuvent naître de nos efforts quotidiens pour rendre la vie merveilleuse.

Monica Hathaway, M201
trad. Maryse Pelletier