L’instant présent

Il nous arrive d’être prisonniers de tendances moralisantes qui demandent la vengeance, la récompense ou la réparation ; ce sont de vieilles histoires, en fait, dont la création se répète de façon mécanique. On regarde les autres et on se dit : « La dernière fois, tu m’as devancé, cette fois-ci, j’arriverai avant toi ; hier, c’est toi qui avais le pouvoir, aujourd’hui ce sera moi. » Plutôt que de rechercher la récompense, la vengeance ou la réparation, ne pourrait-on pas simplement les considérer comme des histoires révolues et les laisser aller, et, tant qu’à y être, laisser aller aussi le moi qui les réclame?

Il semble que la récompense, la réparation et la vengeance sont les indipides nourritures qui nous attachent à la roue karmique (psychologique ou morale) de l’existence. Mécaniquement, on veut goûter ce qui est fade et on se demande pourquoi on n’en éprouve aucune satisfaction. On imagine à l’avance que le goût en sera bon ou mauvais. On a entendu dire « la vengeance est douce », ou « la récompense est la nourriture des saints », mais rien de cela n’a de goût ; ce sont des formes mentales qui apparaissent et disparaissent dans les esprits agités. Chercher ou éviter la réparation ou la vengeance ne fait qu’ajouter du carburant au réservoir qui alimente le mécanisme de la roue. L’esprit agité se manifeste par l’apparition et la disparition des formes mentales. On est souvent envahis par la question : « Est-ce que je devrais agir selon cette pensée ou pas ? » En fait, quand on laisse tomber la question de savoir si on doit agir ou pas, rester ou partir, être ou ne pas être, etc. le problème se résout de lui-même.

La méditation est l’outil nécessaire pour laisser tomber le combat contre l’agitation et permettre le ralentissement du rythme de la roue. En méditant, on expérimente des espaces durant desquels on peut se reposer dans l’espace ; ce sont ces espaces qui offrent la possibilité des laisser-aller.

La poussée et la retombée, l’apparition et la disparition sont les formes mentales des esprits structurés et conditionnés. Elles ne se manifestent que dans ces apparitions et disparitions. On peut voir les montées comme la naissance, et les descentes comme la mort. Ces types d’énergies mentales sont érigées sur des constructions atomiques ou, plus précisément, ce sont des histoires génétiques, des vérités relatives qui naissent de nos différentes identifications à « cette vie » (couleur, désir, tribu, nation, langue et planète) et à toutes les soi-disant vérités que le conditionnement créé par ces identifications engendre. Si on voyait que ces constructions relatives nous présentent les désirs passés, présents et futurs des personnalités étroites de « cette vie » (étroite dans le sens que nous nous identifions comme être humain dans un sens relatif), peut-être pourrait-on cesser de combattre l’émergence et la disparition des formes mentales et de nos plans ambitieux, et porter attention aux interstices (les espaces ouverts de l’énergie pure de la pensée, sans construction atomique).

En portant attention aux interstices, au « bardo », on touche à la conscience humaine totale, non altérée par le combat des énergies raciales, religieuses et politiques de la vie humaine. Alors, les liens avec nos souffrances se brisent, la libération est instantanée, et la vue panoramique de l’espace immense permet à notre conscience d’embrasser la vérité universelle de tous les êtres vivants. La pratique de la méditation en action est l’outil de tous ceux qui désirent la libération de tous les êtres.

Monica Hathaway, M201
Traduction Maryse Pelletier

Le pianiste

Les mots. Le mot est Dieu et Dieu est le mot. Le mot est piano, et le piano est mot. Du moins, c’est ce que j’ai entendu.

Si j’avais à présenter mon travail, je dirais ceci : je détecte les approches erronées, bancales ou fausses dans l’utilisation des mouvements et des sons du corps. Voici un exemple.

Un jour, un artiste est venu me voir. C’était un pianiste de concert dont le répertoire s’était beaucoup appauvri. Quand il devait jouer une composition qui comportait un staccato énergique, beaucoup de force ou un son éclatant, il en était incapable.

Je lui ai fait jouer des pièces dans lesquelles il se sentait à l’aide. Son corps s’y mouvait d’une façon détendue, gracieuse, réconfortante et plaisante pour les sens (comme Clair de Lune, ou la Sonate à la lune, et un ou deux préludes de Chopin de même nature). Cependant, pour l’oeil et l’oreille du spectateur, ses mouvements révélaient un inconfort subtil, mais bien présent sous la surface ; une humilité exagérée, une puissance trop timide. L’énergie de ses mouvements était contenue et avait une qualité sentimentale.

Je lui ai alors demandé de jouer certaines pièces qui lui semblaient hors de sa portée. Il a interprété des passages du Concerto Empereur de Beethoven, celui pour piano no. 1 de Khatchaturian et, de Prokofiev, la Sonate pour piano no. VII. Son interprétation était navrante. Il n’avait pas l’énergie nécessaire pour rendre ces pièces ; quand il les jouait, son corps ressemblait de plus en plus à celui d’une violette qui se fane ou à celui d’un chat qui, par peur de l’eau, contourne furtivement une mare, fasciné, mais prudent et attentif à ne pas tomber.

Je lui ai suggéré de s’asseoir calmement avec moi pendant un moment, le temps que j’absorbe ce que j’avais vu et entendu. Puis, je lui ai demandé : « Qu’est-ce que c’est, pour toi, le piano? » Il a répondu: « C’est toute ma vie. Sans lui, ma vie ne vaudrait rien. » « Alors, ton approche est celle de l’adoration, on dirait une croyance religieuse. Tu le supplies, tu l’implores de te laisser être un bon pianiste. Tu as peur que, si tu n’es pas gentil avec lui, il te frappe, te rejette hors de son espace. On dirait que tu le traites comme Dieu, un Dieu qui te punirait si tu utilisais envers lui une force plus grande que celle d’une caresse. » Il répondit alors : « Ce que vous dites m’apparaît vrai. Qu’est-ce que je devrais faire? Comment continuer? »

Je l’ai fait asseoir en face du piano de sorte qu’il puisse en observer la forme entière. Puis, je lui ai demandé de défaire l’instrument visuellement, d’en voir les clés, les cordes et les coussinets, les pédales que ses pieds touchaient et la forme du bois qui enchâssait toutes ces pièces ; de voir la force de sa construction et la variété de ses fonctions en termes de sons doux, moyens ou forts – dépendant de l’énergie ou de la force que le pianiste exerce – les tons bas, médians, aigus, etc. Puis, je lui ai demandé de visualiser les êtres humains qui en avaient récolté les divers matériaux sur la terre et les avaient livrés à ceux qui en coupaient et en polissaient les parties, et les transformaient en ce que nous voyions en face de nous. « Regarde cet objet magnifique comme un jouet, amené à son existence présente par l’ingéniosité de l’esprit humain, les 6 sens. Tu peux le défaire en morceaux, mettre les clés là, les cordes ici, les coussins et les pédales dans des endroits différents, retirer les pédales et les pattes et démonter sa boîte et alors, où est le piano? Ou tu pourrais tout simplement laisser là les pièces dispersées, éventuellement elles se dissoudraient, redeviendraient des atomes et seraient emportées par le vent dans l’espace. La forme physique de celui qui joue et de ce qui est joué est de même nature impermanente », lui dis-je.

Puis je lui ai donné l’instruction suivante : « À présent, comme celui qui joue s’assoit dans l’espace ouvert avec ce qui est joué, va au piano et touche-le gentiment avec la paume de ta main, puis avec une force moyenne, puis avec toute ta force. Ne joue par un morceau, pas tout de suite, laisse le son être un vacarme cacophonique. Amuse-toi simplement à exercer des pressions différentes ».

Il a suivi ma recommandation ; graduellement, l’énergie de son corps s’est libérée, et bientôt il tapait sur le piano comme un enfant qui explore toutes les façons d’utiliser un jouet. Finalement, il s’est levé, et j’ai vu que son corps ne portait plus de signes de détresse. Il a marché jusqu’à une chaise de l’autre côté de la pièce, s’y est assis, considérant le piano de loin et l’étudiant pendant un moment. Puis il s’est levé résolument, a marché jusqu’à l’instrument et lui a dit : « Salut, magnifique jouet. Dorénavant, toi et moi allons produire ensemble tous les sons possibles et imaginables. » Puis, il s’est tourné vers moi : « Merci d’avoir libéré mon énergie. J’étais complètement enchaîné à une image mentale d’adoration, combinée à un rêve de récompense céleste. »

Je l’ai vu et entendu jouer à plusieurs reprises après cet épisode, et la richesse de son interprétation était remarquable. Le calme, la chaleur, la tendresse, la douceur et la passion, tout ce qui devait être ressenti et joué dans sa musique en jaillissait, provenant de tout son corps, et s’élevait dans l’espace en une voix joyeuse.

J’ai travaillé avec d’autres musiciens et d’autres artistes dans des champs de compétence différents, et découvert que leur problème, bien souvent, était du même ordre : l’objet de leur jeu, de leur art, devenait menaçant s’ils ne le gardaient pas sous la coupe de leurs croyances. Heureusement, le mouvement et le son de notre énergie vitale nous envoient des signaux de détresse qu’on doit écouter quand notre situation devient angoissante.

Il m’apparaît que le son est utilisé dans toutes les langues qu’on pense, écrit ou parle. La croyance occidentale qui dit que « Dieu est le verbe et le verbe est Dieu » a gêné l’utilisation du son, cette chose abstraite appelée « mot » qu’on utilise pour indiquer des objets et des idées à nous-mêmes et aux autres. Les mots sont vénérés et craints par la majorité des peuples sur terre. Leur utilisation est entravée par la foi en leur pouvoir, encore plus que pour les chiffres parce que, après tout, les chiffres dont des mots constitués de diverses lettres de l’alphabet – comme l’est, naturellement, le mot « mot » ou toute autre désignation.

Il me semble que notre angoisse face aux mots pourrait être allégée si on écoutait le son du silence, quelquefois, pour prendre conscience de l’état d’esprit dans lequel nous baignons. Ça pourrait être le choc qui nous tire de notre sommeil et nous amène dans l’espace joyeux de l’ici et maintenant, libéré des entraves des constructions mentales qui nous enchaînent à nos croyances les plus chères – qui sont probablement erronées.

Monica Hathaway, M 106
trad. Maryse Pelletier

Autopromotion

Qu’est-ce qui te fait penser que tu es si différente, si extraordinaire?

Le fait que tu sois femme, Irlandaise, Russe, Mongole, Allemande et citoyenne des États-Unis? Que tu sois allée allée à une école appelée Fernwood jusqu’à 13 ans et au Grant High School jusqu’à 16, dans la ville de Portland, Oregon, É.U.? Que les noms de ton père et de ta mère soient Samuel et Helen et que tu aies un frère et une soeur qui s’appellent William et Éloise? Que ta famille soit connue sous le nom de Lind? Que tu parles l’anglais avec une touche d’accent de l’Ouest?

Un de tes grands-pères est venu de Russie aux É.U., l’autre est venu d’Irlande. Une grand-mère vient du Missouri, l’autre est un mélange russe et allemand arrivé aux É.U. par la Russie. Tous ont été éduqués quelque part, d’une certaine façon, et ont parlé plus ou moins bien des langues variées.

Ils ont tous eu des enfants, ces enfants ont eu des enfants à leur tour, et tu es un de ceux-là, tu viens d’une sorte de commencement sans commencement et de fin sans fin d’une série de différences. Par la suite, tu as été aimée, haïe, tolérée, encouragée, avertie, etc. (on t’a donné un ensemble de règles pour te garder différente). Tu as aussi eu la coqueluche, la varicelle, la rougeole, la scarlatine, plusieurs rhumes, la gonorrhée et, de temps en temps, une excroissance ou un étirement musculaire dans diverses parties du corps.

Tu as reçu un conditionnement et un reconditionnement. Quelquefois, c’était ci, d’autre fois, c’était ça. Et il t’est arrivée d’être dans une telle confusion, un tel bouleversement, que tu en perdais l’envie de continuer à construire ta différence.

Il semble que nous venons tous de toutes sortes de lieux et d’espaces, il semble aussi que nous existons tous d’une manière ou d’une autre dans ce vide.

Qu’est-ce qui nous rend si différents? Nous existons dans ce qui me paraît être une interminable série de confusions et de bouleversements de spécialisations. N’oubliez pas, protégez votre différence, quelqu’un pourrait la convoiter!

Si vous voulez vraiment, sérieusement, savoir qui vous êtes, vous devriez peut-être consulter le « Who’s Who ». Si vous ne vous trouvez pas dans le livre, vous êtes probablement une énergie renégate qui a échappé accidentellement aux gardiens du vide.

Nous existons dans l’espace et, si nous pouvions laisser tomber nos différences, nous verrions que les esprits frères du nôtre sont plus la généralité que l’exception.

Monica Hathaway, M106
trad. Maryse pelletier

Apprentissage majeur

Il m’est arrivé d’enseigner l’écriture, ou plutôt d’aider des personnes à écrire des histoires pour la première fois, ou quasi. Ça se passait l’été, dans un cadre enchanteur, près d’un étang où les grenouilles et les crapauds sérénadaient à la brunante. J’avais toujours un petit groupe d’étudiants à ces cours estivaux. Cette fois-là, ils étaient six, je crois, mais peu importe.

Au début de la semaine, j’arrivais sans idée préconçue, je n’imposais rien aux « élèves », j’allais selon ce qu’ils voulaient faire, utilisant leurs idées ou leurs désirs pour les guider à travers les étapes de leur création. Je ne voulais pas imposer de sujet ou de forme, les étudiants pouvaient élaborer un dialogue, une histoire, un poème, selon ce qui leur venait.

Cette année-là, il venait de se passer une de ces tragédies comme on en voit souvent aux É.-U.. Un forcené était entré dans un Macdonald (imaginez!) plein de monde et avait tiré sur la foule, faisant plusieurs morts avant d’être lui-même abattu.

L’idée nous est venue alors, et fut acceptée par tous, que chacun écrive l’histoire d’un personnage qui se retrouvait ce matin-là, à ce Macdonald précisément, et se faisait tuer. Ouais. Acceptée par tous, je vous dis, l’idée. Et moi, écrivaine de métier, je m’étais donné comme mandat d’écrire l’histoire du tueur.

Les sessions de travail ont commencé ; de jour en jour, les personnages se dessinaient. Je me souviens entre autres, de cette jeune femme devenue mon amie depuis, qui, dans sa vie, travaillait à un restaurant; elle avait imaginé un personnage de serveuse fatiguée, qui souhaitait sortir le plus vite possible de ce restaurant bondé et bruyant. Choix judicieux, puisqu’elle connaissait la matière de base, le tissu constitutif de la personnalité de son héroïne.

Nous avancions pas à pas, à travers les difficultés de cet apprentissage (ce n’est pas simple, écrire, pour des gens qui ne l’ont jamais fait, et qui n’ont pas confiance d’avoir l’intelligence et les connaissances nécessaires à l’exercice), jusqu’à ce qu’une difficulté majeure se présente, difficulté que chacun a éprouvée au plus profond de soi.

Personne ne voulait faire mourir son personnage. Personne – sauf moi, qui ai, par rapport à mes « créations » un rapport moins étroit. Et pourtant, cela faisait partie de l’entente de base : un personnage, ce matin-là, au Macdonald, se faisait tuer. Mourait. Perdait la vie. Point. Chacun a essayé de négocier avec lui-même, avec moi, avec n’importe quoi, que son personnage, le seul peut-être, survive, même amoché, même pour quelques années…

Ça m’étonne encore.

On dirait qu’il y a peu de gens qui acceptent leur mort à l’avance. Qui y pensent, qui y consacrent du temps, une méditation, une attention, même quelconque. La mort est pourtant une des composantes majeures de ce phénomène incroyablement puissant qu’est la vie. D’ailleurs, elle n’est pas le contraire de la vie, c’est la naissance qui l’est. La mort n’est que la transformation de la matière dont nous sommes constitués ; notre mort, c’est la vie qui change de support, tout simplement.

J’ai refusé tous les atermoiements et j’ai obligé, exercice salutaire, mes étudiants à agir selon ce qu’ils avaient décidé, c’est-à-dire faire mourir leur personnage sous les balles du tueur.

Quand on a lu les textes les uns après les autres, à la fin de la semaine, il y a eu un grand silence. Un silence, non pas de désespoir — cette étape était franchie — mais de retour sur soi, d’acceptation, de douceur. Au-delà de la tristesse, il y a la joie. Tranquille, cette joie. Éphémère aussi, bien sûr, comme nos vies.

Considérations sur la croyance en soi

Croire en soi, c’est considérer tout ce qui advient dans l’espace autour de soi comme nous étant particulièrement destiné. C’est le sentiment que tous les objets qui touchent nos sens ont été créés pour que ce soit nous qui les critiquions. Nous aimons certains de ces contacts, mais pas d’autres, et, ce faisant, nous donnons notre interprétation personnelle à ces événements ; c’est conscients de nous et de notre importance que nous recevons les contacts. Nous sommes difficiles, nous choisissons notre monde. La communication avec n’importe quoi d’autre devient extrêmement difficile, voire douloureuse. Poser une question directe, ne serait-ce qu’à nous-mêmes, est impensable, parce que nous sommes toujours certains que notre interprétation est, sans conteste, la bonne. Notre monde se présente comme « pour nous » ou « contre nous ». La croyance en soi crée donc un monde intérieur plein de conflits et de souffrance.

On peut comprendre la pensée « J’en doute » de deux façons très différentes :
1. Avec une pointe de cynisme, « J’en doute » devenant « Je suis certain que j’ai raison »
2. Avec un esprit ouvert qui utilise le doute pour étudier le spectateur de ce spectacle, celui auquel on se réfère quand on dit « moi-même » ou « je ».

Cette seconde façon peut être fructueuse. Le doute pourrait être celui-ci : peut-on vraiment se fier à nos sens une fois qu’on s’est rendu compte qu’ils sont obscurcis par notre conditionnement, notre famille, notre religion ou n’importe quel type d’éducation ? S’interrogeant, on peut alors commencer à méditer sur la coexistence de deux mondes : celui du contact pur, non influencé par l’écran des « mémoires », et celui créé par les samskaras (les formations mentales), l’écran des mémoires duquel naissent nos interprétations.

Le premier est le monde réel, qui se détruit quand on y pense, quand on l’interprète ou l’imagine.

Le second est le monde des samskaras (formations mentales) ; il est créé par le contact avec des stimulus (les sens) qui déclenche l’habitude d’interpréter et d’ajuster tout pour le façonner et le donner en pâture à l’égo. C’est le monde dans lequel nous vivons. Dire qu’il n’est pas réel ne signifie pas qu’il n’a pas d’existence. C’est l’univers des conflits et de la souffrance, le monde dualiste : acceptation et réjection, attraction et répulsion, amis et ennemis, bon et mauvais, vrai et faux, etc.

Les notions dualistes servent d’outils d’interprétation pour mettre en valeur la croyance en soi, qui saisit l’un ou l’autre de ces aspects et s’y accroche. Elles nous permettent d’émettre un jugement sur les événements pour justifier la nature de l’émotion qu’ils font naître. Quelquefois, nous disons nous sentir bien, d’autres fois mal, ou nous restons, bouleversés, dans un conflit émotionnel. Ce dernier état est celui où il nous est impossible de décider notre réaction à un événement donné ; nous tournoyons alors sur la roue (de l’existence) en un voyage éclair à travers l’orgueil, l’envie, la passion, la peur, l’avidité, la haine, encore et encore, durant des heures.

Ce vertige étourdissant, nous pouvons tous le reconnaître quand nous examinons le monde des formations mentales (les samskaras) ; c’est lui qui nourrit la croyance en un « je » qui se sent comme ceci ou comme cela, pense ceci ou cela, voit, entend, dit ceci ou cela, etc. Plus nous faisons ceci-cela, plus la croyance en soi s’affermit.

Ce que nous appelons notre monde est érigé sur la base de blocs d’interprétation. Il nous devient familier, comme l’est notre maison parce que nous l’avons meublée d’une certaine façon, ou notre garde-robe parce que nous avons choisi nos vêtements. Quand on s’identifie à des blocs d’interprétation, on construit une croyance en soi à travers laquelle il est impossible de voir le contact pur, la réalité, qu’on souffre d’avoir perdu.

Abandonner l’habitude d’interpréter m’apparaît être une perte légère. Dans cet abandon, nous pourrions expérimenter la joie de voir « la réalité ».

Monica Hathaway, M106
trad. Maryse Pelletier

Espace ouvert

Je ne connais pas la date exacte, ni l’âge que j’avais quand c’est arrivé, mais il me semble que j’avais un mois à peu près, alors ça se serait passé aux environs de mars 1923. Je suis soudain devenue consciente que, dans ce qui bougeait dans l’espace autour de moi, il y avait des formes différentes, et, à l’intérieur d’elles, d’autres formes. J’ai été surprise : il y avait des choses en dehors de moi qui me regardaient les regarder. Il y avait, entre autres, ces deux orbites brillantes qui me surveillaient. J’étais sujet et je voyais des objets en dehors de moi ; je devenais soudainement consciente de moi. Les objets avaient des dimensions, des couleurs, des textures, des sonorités et des odeurs variées. J’avais la conscience aiguë d’exister. J’ai eu une peur terrible et j’ai commencé à pleurer. Une des formes apparut, flottant au-dessus de moi, me prit, commença à émettre des sons apaisants et mit ma bouche sur un mamelon ; c’était ma mère. J’ai été réconfortée de voir qu’un des objets en dehors de moi était là ; c’était moi, c’était à moi, c’était mon goût, mon toucher. Ça avait mon odeur, mon son et ma forme. Je m’y suis enfouie et j’ai disparu dans ses replis à mesure que je m’endormais.

Quand je me suis réveillée, plus tard, j’ai retrouvé la capacité aiguë de discerner les objets dans l’espace. Mais j’ai eu moins peur ; je savais que j’étais en moi et au dehors de moi, aussi. Je n’étais plus innocente, je pensais que je savais quelque chose. L’histoire venait de commencer.

Monica Hathaway, M106
Trad. Maryse pelletier

Considérations sur le son

Que celui qui a des oreilles pour entendre entende.

Le ton « normal » de notre voix est celui qu’on utilise pour se surveiller.

Un son apaisant veut contrôler la tendance à la violence (apaise la bête sauvage, soigne-la).

Un son de séduction camoufle une tendance à l’avidité, à l’amour de soi

Le ton taquin compense un manque d’humour (c’est la peur d’être entraîné dans une situation malgré soi). Il indique : « Je connais tes intentions ».

Le son de la frivolité est destiné à cacher l’étendue de la connaissance des gens — il ne faut pas avoir trop intelligent si on veut survivre.

Le son d’un bavardage constant tend à dissimuler la peur de ce qui est dit ou pourrait être dit par des gens qu’on ne connaît pas encore.

Se retenir de parler est une façon de cacher la tendance à émettre des jugements de valeur sur des personnes.

Le son de la joie est la voix du silence.

D’une façon très inconsciente, nous utilisons le ton de notre voix pour créer des expériences particulières :
un ton apathique demande la sympathie
un ton sympathique demande la confiance
le ton de la propitiation vise la libération de la tristesse
un ton triste demande la cessation de la peur
un ton peureux demande la colère.

Un ton suffisant, vaniteux, dissimule la tendance à croire que les autres ne comprendront pas ce que nous disons.

Le ton cynique cache la tendance à s’accrocher à un idéal romantique.

Le ton qu’on a pour parler est celui qu’on a pour lire. Il est aussi celui qu’on a pour entendre. On pourrait dire que chaque personnalité est basée sur un ton et une énergie uniques en termes d’énergie. Il est possible qu’un ton donné active la partie du cerveau qui, par exemple, envoie des messages suppresseurs de douleur, qui aident à se sentir mieux. Il est possible que ce ton soit celui qu’on appelle guérisseur, apaisant. Cela pourrait expliquer la légende à l’effet que les guérisseurs soient incapables de se guérir eux-mêmes, et pourquoi leur soi-disant art n’est pas fiable. Ils utilisent un ton apaisant pour contrôler leur tendance à la violence. Leur tentative peut réussir pendant un certain temps, jusqu’à ce qu’un événement inattendu éveille leur violence contenue, et qu’alors ils perdent le contrôle de ce qu’ils pensaient être leur pouvoir.

Le ton qu’on utilise pour lire quelque chose pour soi-même m’apparaît vraiment démontrer pourquoi la compréhension est liée à la capacité de se libérer du ton auquel on s’identifie habituellement. Cependant, on trouverait étrange le fait qu’une personne parle ou lise à haute voix dans un autre ton que le sien.

Quand une personne dit qu’elle apprend lentement, il est possible qu’elle aime tellement la connaissance qu’elle en soit incapable de la laisser surgir, ou de la faire bouger. Ou ce pourrait être une forme d’avidité qui se colle à son système de croyance et résiste à toute tentative de partager la connaissance : « La connaissance est l’affaire de Dieu et doit être considérée comme telle. Elle ne peut pas être comprise par de pauvres êtres humains ». Dans ce cas, il s’agit d’un effort pour protéger les secrets divins.

Le son de la colère pourrait tout à fait dissimuler la peur d’être abusé et la tendance à la gentillesse, à la bonté.

Le ton de la tolérance semble déguiser une tendance à avoir d’énormes préjugés.

Il est possible qu’on parle dans un ton et qu’on écoute dans un autre ; on parle avec tolérance, on écoute avec préjugés.

Le son clair qui souhaite écouter et être entendu est le Sambhogakaya

Il est possible que de parler avec un ton rassurant dissimule la tendance à considérer le futur comme menaçant ; ce futur serait vu comme un inconfort, et la seule façon de le rendre confortable serait de dire : Ça va aller ! La « vérité » serait trop destructrice. Les meilleurs plans concoctés par les souris et les hommes ne se déroulent pas toujours comme le voudrait celui qui planifie ; vraiment, les prières faites à un Dieu personnel sont de pauvres substituts pour un état d’éveil véritable.

Qui sont les guérisseurs ? Qui sont ceux qui nous rendent malades ? Des questions, quelqu’un ? La nature dualistique de l’esprit ne nous laisse comme choix que l’espace ouvert.

Monica Hathaway, M105
Trad. Maryse Pelletier

L’individualisme

Des fois, l’individualisme de chacune des personnes de notre société – je suppose le mien aussi – m’ennuie profondément. Chacun a son bobo, son chagrin, son regret, son désir, sa chicane irrésolue, sa préférence pour tel chocolat, sa lancinante douleur provenant de l’enfance, son pied mariton (… Madeleine, son pied mariton Madelon) et peut en parler – longtemps. Mais pour chaque ongle qui fait mal, je pense aux enfants qui meurent de faim au Yémen. Pour chaque bout de peinture qui doit être refait – oh malheur! – sur le mur, je pense aux villes en ruines de Syrie ou d’Irak après le passage de DAECH. Pour chaque couette de cheveu qu’on regrette de devoir replacer sans arrêt dans une coiffure savamment organisée qui définit notre style et nous va bien au visage, je pense aux africaines qui portent de l’eau, tous les jours, sur leur tête et ce, durant des kilomètres. Pour chaque discussion sur le gluten, les OGM, les lipides, le beurre et les croissants, tes préférences, mes préférences, ses préférences, nos préférences, nos maux d’estomac, les vins buvables mais pas trop chers, le resto qui vend de si bonnes pâtisseries mais trop cher, l’absence de vertu des patates en poudre, des haricots trop cuits et du baloné séché, je pense aux enfants qui ne mangent pas suffisamment, et dont l’intelligence, la compréhension, la participation au monde, toute la vie, en fait, sera affectée.

Ça donne de la perspective.
Ça me remet à ma place dans l’univers, diablement privilégiée. Scandaleusement privilégiée.
J’ai juste envie de dire merci, merci, merci. Et j’aimerais tellement ne pas entendre autant de plaintes, partout, tout le temps.

Le maudit individualisme qui nous porte à penser qu’on a droit à tout, le bonheur, l’argent, des nuits d’amour torrides sans fatigue ni odeurs, des enfants propres et polis, un gros VUS polluant devant un paysage paradisiaque et, pourquoi pas, un ou deux serviteurs pour faire notre ménage. Le maudit individualisme qui fait que nos services publics sont exangues, parce que nos gouvernements mollassons et influençables les saignent sous la poussée de compagnies privées dirigées par des individus avides. Le maudit individualisme qui fait que la planète crève parce qu’on a droit, n’est-ce-pas, à notre steak quotidien, notre porc hebdomadaire, notre dinde mensuelle et tout ce qui s’ensuit. On sera bien avancés, avec notre couette de cheveu bien placée, quand l’air sera devenu irrespirable. Ça donnera quoi?

Y a des fois. Des fois que. J’ai envie de me fondre dans la masse. De même oublier mon nom, ma date de naissance, le fait que je suis une femme, et de devenir le liant, la chose commune de notre société. L’eau. L’air. Tout et personne. Personne.

Naissance et mort

C’est le printemps! Les diverses formes de la vie remontent à la surface de la Terre et courent dans les branches. Des crocus jaunes et mauves éclatent, et l’eau des étangs et des ruisseaux frétille de vie. Les merles sont revenus. Quelle délicieuse agitation!

Toi, hiver, où donc es-tu allé?

C’est l’été! Les fleurs s’épanouissent, tournant leur corolle vers le soleil. Les légumes et les fruits murissent et éclatent de saveur dans nos bouches. Les oisillons essaient leurs ailes et les bébés grenouilles sautillent. Le chaud soleil d’après-midi s’installe et la vie ralentit, adoptant un rythme lent et paresseux.

Mais toi, printemps, où es-tu allé?

C’est l’automne! Les feuilles se colorent et se détachent des branches, et les fruits tombent des arbres. Les fleurs meurent une à une. Les variétés d’insectes et d’animaux disparaissent. Les oiseaux s’envolent vers le Sud. On entend le jappement des oies. L’espace entre chacune des choses vivantes s’élargit, semble t-il.

Et toi, été, où t’en es-tu allé?

C’est l’hiver. Tout nous apparaît mort, enterré et affaissé sous le poids de la neige et de la glace. La bise froide pique notre chair et les pensées de ce qu’on appelle la mort surgissent en abondance. Cependant, dans l’essence même de cette disparition, la beauté de tout ce qui germe dans la matrice de la nature confère une majesté à la nudité du ciel et à l’apparent vide de la terre. Le Printemps perdu reste sous forme d’espoir.

Monica Hathaway, M105
trad. Maryse Pelletier