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La réalité

Une horde de chevaux surgit de la rivière, sous le viaduc. Ils piaffent, s’aspergeant des éclaboussures qu’ils projettent les uns sur les autres et sur les rives escarpées de la rivière. Les hennissements concurrencent le gargouillement de l’eau sur les berges et les claquements des sabots sur l’eau mouvante. Tempête étrange, puissante, emportée. Je me réveille. Les sabots résonnent dans ma poitrine, les chevaux et leurs crinières continuent de piaffer en moi. Cela dure. Dure.

Ma main touche un drap. C’est la robe du cheval noir, le premier, celui qui mène la cavalcade. Son dos frémit, il renverse sa tête vers sa croupe, nerveux, magnifique, et continue à piaffer sur l’eau. Il ralentit. Tout derrière lui s’estompe, se fond dans les tourbillons de l’eau, sous le pont, dans la rivière encore frémissante. Il est seul.

Le plafond de la chambre. La tête du cheval s’y imprime, puissante, volontaire, avec ses yeux apeurés. Puis disparaît, tandis que la rumeur au fond de ma poitrine diminue son grondement, que la rivière devient un ruisseau, puis un filet d’eau.

Quel corps ai-je ? Ai-je une crinière sombre ou grise ? Je n’arrive pas à retrouver une image de moi qui soit actuelle. Je garde en moi le désir de toucher des chevaux, de les monter, de les aimer, de me fondre en eux, de galoper sur les cailloux de la rive. De profiter de leur bonté, de leur effort, leur joie, leur danse, leur fougue.

Et moi, ai-je encore ma fougue ? Je la cherche, son ombre renaît en moi. Son souvenir. Son odeur, sa couleur, sa texture, mais pas sa force.

Je ferme les yeux, retourne aux chevaux jusqu’à ce qu’ils disparaissent pour de bon dans le fond de la toile qui redevient vierge.

Je lève les draps, m’assois, me regarde. Mes cheveux sont gris, ma peau fanée.

Il y a des rêves qui nous font regretter qu’ils ne soient pas la réalité.

Ma sérénité fout le camp

Aujourd’hui, une semaine avant les élections, je suis troublée, je me rends compte que le seul nom de Harper me fait lever les cheveux sur la tête, que j’ai le coeur qui tombe dans la poitrine et des envies de déménager au bout du monde sitôt que je pense qu’il pourrait être réélu. Décourageant. Moi qui voulais atteindre une certaine sagesse dans ma vie, un certain détachement, voilà qu’un manipulateur, un menteur, un tricheur ébranle à sa base ma toute naissante sérénité.

Je reste des heures sur FB à partager fiévreusement tout ce qui pourrait nuire à la campagne conservatrice, tout ce qui pourrait réveiller les gens de la région de Québec et les inciter à ne pas votre conservateur, tout ce qui pourrait aider un de mes amis à se faire une idée, ou à voter stratégiquement pour défaire Harper, je reste assise plusieurs heures par jour à lire les sondages, les commentaires de sondage, les commentaires des commentaires de sondage, tous les Chantal Hébert et les Vincent Marissal de ce monde qui analysent, supputent, décortiquent… J’en deviens gaga.

Et j’ai cette peur/haine/dégout qui ne me lâche pas quand je pense à ce que Harper a fait et défait, à la façon dont il traite ses députés, ses électeurs, la démocratie, Radio-Canada et le parlement, à quel point il sert les pétrolières contre les citoyens alors que sa fonction est de faire le contraire, exactement le contraire. Je vous jure, j’en suis révoltée, survoltée, abasourdie.

Il y a un os dans le potage quand une personne comme celle-là, malgré ses mensonges éhontés, ses fourberies, ses tromperies, ses manoeuvres tortueuses et illégales, peut exercer un pouvoir quasi total sur un pays, seulement dépassé par celui de la Cour suprême. Un os de dinosaure. Notre démocratie parlementaire repose trop sur la bonne volonté des uns et des autres, et notre système électoral, s’il peut être déjoué par des tactiques déloyales d’une ampleur telle que la vie même du pays est transformée, que les pauvres sont plus pauvres et les riches plus riches, que les religions peuvent choisir les réfugiés que nous acceptons, que nos rivières, nos mers et nos vies sont polluées – même si certains d’entre nous ne s’en rendent pas compte-, ce système électoral, cette façon d’exercer le pouvoir sont totalement dépassés. Vivement la proportionnelle, ou une élection à 2 tours. Ainsi, ceux qui nous « dirigent » – alors qu’ils devraient nous servir-, quand ils nous mentiront en pleine gueule, auront au moins la légitimité pour le faire.

Un cheveu en moins, deux, trois…

Déstabilisante, la vie.

On ne s’est pas sitôt habitués à voir ses cheveux blancs dans le miroir que déjà il faut s’habituer au fait qu’on les perd, et tous les jours davantage.

Bof.

On se regarde moins, non?

Je suis une armoire

Quelquefois je me sens comme une armoire à vaisselle : pleine à craquer de connaissances dont les sept-huitièmes ne serviront à rien ni personne.

Où êtes-vous?

On perd des gens.
Tout au long de sa vie, on rencontre des personnes qu’on se prend à apprécier, à aimer, et puis on les perd. L’espace-temps, dans ces matières, est une dimension puissante, incompressible. Alors, aujourd’hui, je lance une perche vers quelques-unes de ces personnes dont j’aimerais savoir la destinée. Si elles se reconnaissent, elles sont priées de me faire signe. Ou pas, c’est selon.

Où es-tu, Gilbert L., qui a décidé de monter ma pièce « Duo pour voix obstinées » avant qu’elle soit terminée, et sans l’avoir lue? Ou bien tu avais confiance en moi, ou bien tu cherchais désespérément une pièce pour cette période vide dans ton théâtre. En tout cas, merci. Et merci encore.

Où es-tu, Carole P., qui a étudié au Conservatoire avec moi, qui es devenue pharmacienne, et qui croyait férocement aux médicaments la dernière fois qu’on s’est parlé? As-tu changé d’idée? Donnes-tu des suppléments alimentaires quelquefois, à présent, plutôt que des potions chimiques au nom incompréhensible, utiles, oui, mais pas tout le temps tout le temps?

Où es-tu, Jean R., avec qui j’ai vécu quand j’avais vingt ans, qui était infiniment drôle, gentil, charmeur, léger et intelligent? Fumes-tu encore de l’herbe? Encore trop? As-tu eu des enfants? Une maison à la campagne? Es-ce que tu as repris le magasin familial sur la rue Buade?

Où es-tu, Lucie R., qui a incarné avec une vérité intense mon Antoinette de « Du poil aux pattes comme les CWACs », et ma Victorine, du « Samourai amoureux »? Joues-tu encore? Peut-être, mais pas à Montréal parce que je ne t’y vois nulle part, et depuis longtemps. Es-tu heureuse? Je le souhaite, intensément.

Où es-tu, Gibette B., yeux-bruns-cheveux-bruns-visage-mutin, ma seule amie à l’école primaire, avec qui je confectionnais les fleurs en papier crêpé qui nous servaient à amasser des sous pour les guides? J’espère que tu n’as pas perdu ta fraîcheur et ta spontanéité sur ta route.

Où es-tu, soeur Gemma, dont je sentais, même si j’étais à peine adolescente, la difficulté d’être une religieuse, et d’être aussi parfaite qu’on te le demandait ou que tu l’aurais voulu ? Portes-tu encore le voile? As-tu rejoint Celui pour qui tu t’étais retirée de la vie civile? L’as-tu regretté, ce choix?

Et toi, Leonid O., mon amant russe, qui m’a appris comment faire le borsch au cours d’un séjour parisien, au retour duquel j’ai été si malheureuse que j’ai encore envie d’en pleurer, dans quel coin de ta tête compliquée t’es-tu réfugié pour échapper à tes perceptions extra sensibles, à la compréhension extra tortueuse de la vie que tu menais, exilé loin des tiens?

Et toi, Jean-Marie L., qui a joué mon personnage Philippe de  » Duo… » à Paris, qui produisait le spectacle – c’est pour cela que tu as joué le personnage, mal d’ailleurs – et qui ne m’a jamais payé mes droits, as-tu divorcé pour une troisième fois?

Et toi, Juliette M. comédienne née de parents comédiens, seule, puis avec un enfant, puis plus seule que jamais malgré la présence du père de l’enfant parce qu’il essayait de te rendre responsable de sa dépression, as-tu survécu, es-tu encore saine d’esprit, dans cet environnement toxique?

Et toi, Betty B., à la voix rauque et aux yeux noirs, vive, qui sait aimer et servir, qui sait pleurer et rire, s’amuser, et reconnaître, que deviens-tu auprès des copains ? Tu me manques, Betty, tu me manques. J’aimerais passer une soirée avec toi.

Quelquefois je ne veux pas que vous sombriez au fond de ma mémoire.
Aujourd’hui par exemple.
Je ne veux pas vous perdre.
Je ne veux pas.

Le soleil sur l’oreille

Cet après-midi je conduisais, revenant de Cowansville. Ma fenêtre était ouverte, le soleil me chauffait l’oreille gauche, les collines et les arbres et les champs étaient d’un vert si éblouissant que j’en ai oublié un instant que j’étais sur la route, et que, pendant cette éternité, j’ai eu envie de ne pas mourir.

J’ai monté la colline douce, j’ai tourné pour prendre le chemin qui passe devant ma maison, j’ai roulé sur cette route de cailloux, d’ombres et de courbes, et quelque chose en moi répétait que je n’avais pas envie de mourir.

Mourir? Mais non, mais non.

Moi qui essaie d’apprivoiser la mort à tous les jours, surtout depuis que je sais qu’elle est prochaine – l’âge, vous voyez -, j’ai l’impression que mon travail est inutile. Juste à cause de ce maudit vert presque phosphorescent, de la chaleur sur mon oreille, du vent qui bouge mes couettes grises, je défie la réalité.

Avant, je ne pensais pas à la mort. Maintenant j’y pense volontairement, mais je saisis n’importe quoi pour l’éviter, pour m’échapper de ma condition. Sourire au ciel sans raison autre que la beauté du jour, les cheveux qui frôlent les tempes et l’étrangeté de la route où des voitures viennent en sens inverse … C’est franchement n’importe quoi.

S’échapper de sa condition à cause d’une oreille chaude. C’est n’importe quoi.

N’importe quoi.

Vraiment.

Les rides

Ce n’est pas parce que notre vue baisse qu’il faut prétendre ou croire ne pas avoir de rides.

Pacte d’amour

Hier, en faisant le ménage dans mes papiers, j’ai retrouvé une carte d’anniversaire. Elle était libellée comme suit :
Chère Maryse, En ce jour d’anniversaire, je sens le besoin de faire un « pacte » d’amour pour tout le temps que nous serons en vie!
: « Quoi qu’il arrive, je t’aime et je t’aimerai ».

Et c’est signé Lou.

Lou?
Est-ce Louise (j’en connais au moins 2), Marie-Lou, Marie-Louise, Louisette, Marie-Louisette, Loulou ou Lucie? Qui est cette Lou qui a promis de m’aimer jusqu’à sa mort ou la mienne? Je n’ai plus de Lou dans mon entourage, en tout cas pas de Louise qui se fait appeler Lou.

Au surplus, je ne sais pour quel anniversaire la Lou en question m’a offert cette carte et ce pacte, il n’y a pas d’enveloppe, Mais il y a longtemps, puisque la carte est jaunie et qu’elle montre deux petits lapins lançant un cerf-volant, un modèle vraiment démodé. Je l’ai reçue durant vie antérieure, quand je vivais avec un autre homme que celui avec qui je vis maintenant, mais lequel?

Cette Lou, est-ce celle qui m’a donné un cœur en argent ? Est-ce la Louisette qui parlait tant mais qui était si intéressante? Est-ce la Louise qui racontait tous mes secrets à haute voix, tellement que j’en développais des envies de meurtre? Est-ce celle qui m’a insultés en parlant de mes trente ans alors que je n’en avais que vingt-neuf ? (J’avais bon caractère, non?) Est-ce celle qui a couché avec mon chum? Est-ce la Marilou qui m’a parlé des engrames de la scientologie (Dieu du ciel, j’espère qu’elle n’est pas allée plus loin dans cette voie!) ? Est-ce la Marie-Louise qui estimait qu’elle était née dans le mauvais corps? Est-ce la Lucie qui avait une si jolie voix, des mots si doux pour dire une grande frustration?

Quoiqu’il en soit, je sais désormais qu’il y a une Lou quelque part dans le monde que je ne vois jamais, avec qui je ne parle pas depuis plus de trente ans, mais qui m’aime encore. C’est rassurant. De l’amour totalement gratis. Et si Lou oublié son pacte et moi avec, je ne perds rien. Quand on a une intention comme celle-là, il y a, inscrit dans le temps et l’espace, quelque chose qui en reste. Et dont je profite. Et pour lequel je suis reconnaissante.

Chère Lou, je ne sais plus qui tu es, mais je t’aime moi aussi. Mon amour a connu des soubresauts tout au long du chemin qui m’a mené jusqu’ici, j’ai même failli le perdre, mais le temps m’a permis de prendre un peu de distance, de sourire aux souvenirs et de tout pardonner. Et de tout apprécier.

Mes amies écrivaines

J’ai la chance inouïe d’avoir deux amies écrivaines. Il n’y a pas grand monde qui peut en dire autant.

Si vous n’avez pas d’amies écrivaines, vous ne passez pas de longues soirées à rire, et que ça fait tellement de bien que vous vous en souvenez des mois durant. Si vous n’avez pas d’amies écrivaines, vous ne connaissez personne qui soit si à l’affût d’idées, si convaincue qu’il faut les choisir, si certaine que les idées ne sont rien en soi, mais qu’il faut les travailler, les travailler, et les travailler encore.

Vos amies écrivaines sont comme vous, elles ne savent plus de quelle façon répondre à la fameuse question qu’on leur pose tout le temps « Où vous prenez vos idées? ». Elles savent que les idées ne sont pas comme des ballots de paille. On peut en avoir des milliers, mais il n’y en a qu’une qui, de temps en temps qui s’inscruste suffisamment fort et bien pour qu’on puisse la travailler, et la travailler encore jusqu’à ce qu’elle finisse par générer 100 ou 200 pages. Et donner à peu près satisfaction. Une « oeuvre » qui peut être lue, comprise et appréciée par d’autres, comme un lien tangible vers l’invisible, un bouffée d’air frais dans un monde pollué.

Si vous n’avez pas d’amies écrivaines, vous ne connaissez personne qui travaille autant pour si peu, qui doit de gagner des prix pour s’acheter un manteau, qui attend les chèques annuels de droits sans jamais savoir à l’avance quel en sera le montant, mais qui compte sur ce chèque-là pour pouvoir payer son électricité.

Mes amies écrivaines savent calculer, c’est vital, elles savent surtout regarder et écouter, c’est fondamental, elles travaillent à apprivoiser la vie, leur vie. Elles essaient de survivre à ce besoin qu’elles ont de raconter, sachant que ce besoin est à la fois leur force et leur faiblesse. Sans ce besoin irrépressible, elles seraient infirmières ou professeurs, elles auraient droit à une retraite, elles auraient une vie qui n’a pas besoin de se faire comprendre, dire, raconter, pour laquelle elles auraient moins de respect, peut-être, mais plus d’amitié. Quand on est ballottées sur sa mer intérieure et qu’on ne n’a pu se construire qu’un petit bateau à rames, on a beaucoup de respect pour la mer, très peur que le ciel se couvre et beaucoup d’attachement à son embarcation.

Si vous n’avez pas d’amie écrivaine, vous qui écrivez, trouvez-en une, au moins. Elle partagera votre île solitaire sans jamais vous imposer un seul mot à dire, une seule pensée à écrire. Parce que la principale qualité des amies écrivainces, c’est qu’elles savent respecter tout dans l’être, tout dans l’écriture. Tout dans les autres.

Hommage à mes amies écrivaines et à leurs amies, qui savent qu’elles ont accès à un trésor d’une richesse insensée, fragile, mais inépuisable.