Je n’allais pas bien du tout. Ce n’était pas physique, mais mental, émotif. J’étais confuse, enragée, je me sentais coupable, frustrée, indécise (ben oui!) et mon médecin pratiquant, généraliste, homéopathe et un peu psychothérapeute, m’avait recommandé d’assister à une fin de semaine qu’il avait organisée, laquelle était destinée à expérimenter les liens entre personnes. J’avais dit oui sans enthousiasme, mais il fallait bien que je me soigne d’une façon ou d’une autre, je ne voulais pas mourir de rage et il fallait que je puisse continuer à gagner ma vie, à avoir des idées drôles pour les émissions pour enfants que j’écrivais. J’y réussissais encore, mais je me demandais sérieusement quand mes réserves de légèreté allaient s’épuiser.
J’étais donc présente à une de ces rencontres ; elle a duré 2 jours et elle rassemblait une vingtaine de participants, sans doute aussi amochés que moi. Je me tenais en retrait, je jugeais difficiles et exigeants les exercices qui avaient précédé. J’étais à vif, je regardais tout le monde avec méfiance, défiance. Osez donc m’approcher, que mon attitude disait sans doute.
Puis il y eut cet exercice.
Nous étions rassemblés en groupe de 6 ou 7 personnes. Il s’agissait que l’un ou l’une d’entre nous s’installe au centre de notre groupe et, sur la musique improvisée d’un pianiste présent parmi nous, nous devions apporter à cette personne centrale tout le support émotif que nous pouvions, pour l’aider à danser, à se mouvoir, à s’exprimer sur la musique.
C’est une jolie femme qui s’était mise au centre, elle avait la jeune trentaine. Elle avait l’air parfaitement normale – moi aussi, d’ailleurs, remarquez! Je ne me suis pas demandé pourquoi elle était là ni quel était son état, tenant pour acquis qu’elle était en état de souffrance, comme tout le monde autour.
Il m’est resté un souvenir impérissable de cette danse que nous avons improvisée avec elle. À certains moments, elle menaçait de s’écrouler, de chagrin ou d’une souffrance qu’elle assumait, puis, tirant parti de notre présence au moment présent, elle se relevait et recommençait à danser avec grâce – la grâce, en fait, est une énergie faite de douceur et d’harmonie, plus qu’une élégance de geste – puis faiblissait encore, mais revenait à nous pour recevoir. Généreuse, ouverte, humble et bienveillante, telle était son attitude avec nous, ses camarades en énergie. Elle faisait penser à une flamme vacillante, émouvante, qui menaçait sans arrêt de s’éteindre, mais qui recommençait à briller malgré tout, avec courage, avec détermination. J’ai aimé cette jeune femme de s’être prêtée à notre danse commune, d’avoir été vulnérable avec nous, d’avoir accepté notre attention, nos gestes d’aide, notre amour, exprimés par des caresses dans l’espace.
J’ai su plus tard qu’elle s’appelait Hélène.
On était à la fin des années 80. C’était l’époque durant laquelle le SIDA venait d’apparaître, on savait à peine comment la maladie se contractait, l’ignorance de la communauté médicale à son sujet était quasi totale et on donnait aux hémophiles du sang contaminé ; c’est ainsi que, par son conjoint, Hélène avait contracté la maladie.
Elle est morte quelques mois plus tard. On m’a dit, et je n’en doute pas, qu’elle est restée digne, généreuse, chaleureuse jusqu’à son dernier souffle.
Le destin est une cruelle loterie. Mais depuis, quand je pense à ma propre mort, je remercie Hélène d’avoir dansé tour à tour sa vie et sa mort ce jour-là, et me souhaite d’avoir, comme elle, la générosité partager avec mes frères humains, animaux et végétaux, une danse célébrant en joie et en chagrin la vie qui m’a été donnée, et ce, jusqu’à la fin.