Il y a l’impulsion, et il y a la matière.
Puis, la manière.
C’est tout.
La vie est belle, le matin, un peu frais parce que nuageux, j’ai arrosé mon jardin et je reviens à la maison. Le tapis devant le sofa est un peu chiffonné, je le remets en place en tirant sur un coin avec le pied. Je sursaute, il y a un rond foncé de 2 centimètres de diamètre en plein centre de ce petit tapis, un rond trop grand et gros pour être un des élastiques avec lesquels j’attache mes cheveux ; conclusion, c’est un serpent. Un petit serpent, mais qui fait pas loin de 60 centimètres de longueur. Il n’a pas bougé quand j’ai remis le tapis en place, il n’est sans doute pas en bonne santé, que je me dis. Mais je ne l’ausculte pas.
En ne le quittant pas des yeux j’appelle : « Daniel! »
De la chambre tout à côté, il fait : « Euh? »
« Il y a un serpent sur le tapis » je continue. Contrôlée, calme.
Il fait : « Bon! » en se tirant du lit.
Il met des chaussettes, sort, revient avec un balai, touche le serpent qui quitte le tapis, puis l’immobilise en le clouant au sol. Je retiens le serpent avec le balai pendant qu’il va chercher ce qu’il faut pour lui couper la tête et le sortir de la maison.
Voilà, c’est fait.
Daniel 1, serpent 0!
Nous apprenons une heure plus tard, grâce à José qui vient prendre un café avec nous, que ces serpents-là dorment beaucoup. Grand bien nous fasse.
Et nous continuons à nous promener pieds nus dans la maison. C’est très rare qu’un serpent vienne dormir sur un de nos tapis. Très très rare. Plus rare que ça, ça devient un événement unique.
C’était une brève aventure matinale à notre maison costaricienne. Revenez sur ce site pour d’autres aventures époustouflantes.
Il n’y a qu’un voile, vraiment, entre la vie et la mort. Et que sommes-nous, vraiment, nous qui voulons détourner le regard de cette fragile frontière?
Perdus dans l’immense immensité de l’univers, encore plus effroyablement immense et démesuré que ce qu’on avait pu en appréhender jusqu’à maintenant, nous sommes d’infimes miettes dont l’égo se dresse, mange, tue et détruit même son support de vie. Quelles sont donc désormais nos chances de survie à long terme sur notre planète, qui roule dans une vastitude froide en constante et inexorable évolution, mais à la vitesse de la cellule de l’éléphant qui a séché dans un désert?
Ce voile entre la vie et la mort, nous le traversons tous les jours.
Mais ni lui, ni rien d‘autre ne nous dira ce que nous sommes vraiment.
Rien.
Mon frère est mort.
Mon pied au sol. Presser. Sentir que la chair de mon pied s’écrase contre le sol sous mon poids.
Mon frère est mort.
L’autre pied. Avance. Se pose. Les feuilles mortes bruissent à peine. Elles sont déjà écrasées par d’autres pieds, d’autres poids. Il vente un peu. La peau de mon visage frémit. Le froid.
Mon frère est mort.
J’arrête. Je respire. Les deux pieds au sol. Tranquille.
Mon frère est mort, je suis vivante.
Cela ne veut presque rien dire. Je ne sais plus ce qui nous sépare l’un de l’autre, tellement son image, sa présence, sa belle gueule sont vives en moi.
Je suis vivante, puisque j’ai froid, puisque je pleure. Mon frère mort.
Qui pourrait dire la profondeur des liens qui nous unissent, nous unissaient, nous qui sommes nés des deux mêmes chairs, avons partagé la maison, les années, les conflits, les apprentissages. Nous qui avons développé puis raffermi la connaissance l’un de l’autre, la confiance l’un en l’autre. La familiarité. Le mot vient de famille. La vie. Près l’un de l’autre. Puis loin, puis près.
Mon frère est mort. Son corps, démoli. Son visage, blanc.
Mon pied devant moi. J’avance. Je sens le sol, ses feuilles qui bruissent, mouillées, le froid sur mon visage, mouillé.
Mon frère est mort et j’avance. J’avance.
De plus en plus je fais la différence entre cette entité que je nomme « moi » et mon corps. Bien sûr (pour ce que nous en savons en tout cas), je/moi n’existerais pas sans mon corps. Mais si, auparavant, j’avais tendance m’identifier avec la fille que j’habillais, coiffais, promenais par les chemins aventureux et dont j’étais, ma foi, assez fière, j’ai tendance maintenant à me détacher de mon enveloppe. Non pas à vouloir la quitter, mais à m’en distancer.
Ainsi, je regarde. Ah, voici les articulations qui fonctionnent avec moins de fluidité. Voici les mains qui s’engourdissent plus facilement. Voici que mon corps a froid plus facilement. Voici que je ne peux plus rester assise des heures sans avoir mal en me relevant. Voici, voici, voici…
Je regarde l’usure qui va doucement son petit train, et c’est intéressant. Ça me ramène à l’essentiel, l’impermanence. Et j’ai souvent une envie (fugace, nécessairement) de savourer cet essentiel.
Il y a, oh, très longtemps, j’ai lu une pièce, de Giraudoux, je crois – que Dieu ait son âme et la garde, il était mauvais dramaturge – dans laquelle une vieille dame enjoignait à un jeune homme désespéré de lire un article de journal, toujours le même – elle lui tendait d’ailleurs un journal élimé à plusieurs reprises durant la pièce – parce qu’il contenait une bonne nouvelle. « Lisez ça tous les jours, qu’elle disait, en substance. Il faut nourrir son esprit avec de la joie! »
J’avais trouvé ça très … euh, particulier. Pourquoi proposer à un jeune homme éperdu de chagrin de s’accrocher à une toute petite nouvelle positive ? Pourquoi l’encourager à refuser le désespoir, la peine, la douleur ? C’est notre lot d’êtres humains, non? Je ne comprenais pas, moi qui avais fait le choix de la lucidité et du réalisme – du moins je le croyais.
Eh bien, aujourd’hui, quand je me vois revisionner des séries télé que j’ai aimées, je me sens comme cette vieille femme. Le malheur, l’absence, la douleur, on n’a pas besoin de les chercher, ils nous poursuivent comme une meute de chiens affamés. Une petite émission réjouissante, ça a son effet, à la longue. Ça permet d’enligner des jours tout à fait corrects en termes d’émotion. Je suppose que ça remplace, un peu mais pas beaucoup, le fait d’avoir un enfant à la maison – parce qu’un enfant, c’est joyeux – mais ça, c’est un tout autre sujet, non?
Étrange réalité que celle où des êtres à deux pattes, seuls vivants (soi-disant) conscients d’eux-mêmes dans un désert abyssal et inhospitalier de milliards d’années-lumière de cailloux et de feu, se lancent des bombes à la tête pour un petit bout de terrain, un brin d’herbe, un bout de tissu, un arbre mal placé et cela, à cause de dieux qu’ils ont créé de toutes pièces pour se donner une raison d’être. C’est avéré, leur insignifiante nature les porte à se battre, se torturer les uns les autres, se quereller et, pour cela, détruire même ce qui leur permet d’être en vie.
Désolation.
Ma sœur m’appelle, me dit ce que fait mon frère aîné, celui qui vit tout près d’elle; elle me parle de l’état de santé de ce frère drôle, doux, bon communicateur. Puis, le lendemain, je l’appelle et lui raconte que le frère près duquel je vis, moi, m’a engueulée. Ce frère-là a beaucoup travaillé dans sa vie, mais jamais dans une organisation, jamais pour quelqu’un, jamais dans une entreprise. Avec le temps, il est devenu solitaire, entêté et digne (généralement) et je ne cesse pas de vouloir l’aider. De notre troisième frère dont nous sommes toutes les deux éloignées par l’espace mais non pas par le cœur, nous n’avons que de belles choses à raconter, et souhaitons qu’il travaille moins. C’est un artiste, créateur, organisé, amoureux de l’histoire de son coin de pays, qu’il a racontée de multiples façons. Et je lui parle également de notre autre sœur, que je vois moins, mais qui va très bien parce qu’elle a un nouvel amoureux. Et tout cela m’intéresse.
Mon intérêt n’est pas nouveau, remarquez, mais il est augmenté. On dirait que j’ai désormais le temps (et la capacité?) de m’intéresser aux autres sous toutes leurs coutures. Que je prends le temps de recevoir en plein cœur ce qui leur arrive à tous. Je sais maintenant que je ne peux changer ni leur santé, ni leur état d’esprit, ni leurs tics, manies, drôleries et habitudes, et je suppose qu’ils ont compris qu’ils ne peuvent rien changer de moi, même ce qui les agace. La magie c’est que, pour la plupart d’entre nous, on passe par-dessus ces irritations en sautant lestement – et hop! – pour choisir d’aimer ce qui est aimable en chacun d’entre nous et, ma foi, il y a de quoi aimer pour encore un bon moment. Et plus.