J’enfouis mes trésors
Mes rêves pour le futur
Dans une grotte secrète
Entre les jolies cuisses de mon aimée
Monica Hathaway, M105
Trad. Maryse Pelletier
Ne comptez plus sur rien. Calmez-vous.
Suver des vies devient une boîte de Pandore sur laquelle vous ne pouvez pas retenir le couvercle ; juste au moment où vous pensez l’avoir sécurisé, il éclate, poussé par la fermentation.
La spontanéité est l’absence de système.
Monica Hathaway, M105
trad. Maryse Pelletier
J’attends. Je suis assise dans la salle d’attente d’un hôpital et j’attends. Les chaises sont toutes occupées par des gens qui attendent, et j’attends moi aussi.
Un vieil homme courbé se promène avec une poubelle, en respirant fort, mal. Je crois qu’il a envie de vomir. Je comprends ceux qui veulent mourir chez eux, ils évitent les poubelles ambulantes et les crachats sonores.
Dans cette salle, deux jeunes femmes attendent aussi. Légères. Elles rigolent, elles lisent. L’une verra un médecin, l’autre l’accompagne, ce n’est rien de grave. Rien du tout. Même ici, elles édifient leur vie. Cette salle n’est qu’un détour rapide sur leur chemin. Pour moi, c’est une destination.
Et, je ne sais si c’est à cause du lieu ou de mon état, mais j’ai l’impression que ma vie s’effrite. Auparavant, mes rêves, mes perceptions formaient un dessin clair, aux lignes fermes qui s’élevaient en lignes droites ou spiralées, qui formaient une image à multiples profondeurs, à multiples mouvements, continus pour la plupart. Mais à présent, ici, maintenant, ce dessin s’émiette. Je n’arrive plus à le voir, à le remettre en place, à en faire adhérer les parcelles. Et ma vie perd son but, ses buts. D’où la pensée qu’il est inutile désormais de vouloir apprendre, faire des projets, entreprendre de nouvelles amitiés, de nouvelles amours, de nouvelles relations. Je n’aurai pas, je n’aurai plus le temps.
Quand on est vieux, il me semble qu’on a moins de valeur. Qu’on est jetables ; que, comme de vieux draps, on achève notre vie utile. Vie utile. Vie utile. Moi qui ai toujours voulu être utile, je comprends pourquoi j’ai du mal à accepter la vieillesse qui vient. Je ne saurai pas quoi faire de moi quand je serai devenue totalement inutile. Quand on est inutile, on doit disparaître, il me semble. Je suppose que, si je me rends là, le travail que j’aurai à faire sera de l’accepter. Accepter cette extrémité de la vie, comme l’autre. On était totalement inutiles, aussi, quand on était bébé. Dépendants des autres, totalement dépendants. Totalement dépendants.
Dans cette salle où j’attends, une femme tousse pour cracher le mucus épais qu’elle a au fond de la gorge, et ma vie s’effrite. Je crois que, si je deviens vraiment malade, je prendrai de la morphine pour mourir rapidement et sans douleur.
Mais quand je ne pense pas à la vieillesse, je n’ai aucun mal à l’accepter parce que je ne la sens pas, même si je la vois dans les yeux des autres. Quand on dort, on dort, c’est sans conscience. Et sans mal.
Il ne faut pas rester trop longtemps dans les salles d’attente des hôpitaux. La vie s’y effrite trop vite.
Il vieillit encore, le vieil homme.
II n’a plus faim. Il n’a plus soif de café, de jus, de coca-cola, de bière, de vin, de cognac ni d’eau.
Il n’a aucune soif, sauf celle de parler avec des amis, d’être avec des amis. Mais cette soif-là est immense, insatiable. Avant l’arrivée des amis, il est couché. Quand les amis sont là, il est assis et il mange. Un peu. Et il a de l’humour et il rigole. Et il me fait rire.
Il parle de ce qui se passe en lui, de cette nouvelle étape de sa vie.
Cette présente étape, qui survient à la suite de toutes les autres : celle où il était dans l’armée, celle où il a vécu en Méditerranée pendant six mois sur un bateau, celle où il a appris, celle où il a construit, celle où il a enseigné, celle où il s’est marié, a divorcé, s’est remis en couple deux fois puis s’est séparé. Et celle où sa dernière compagne, avec qui il partageait un quotidien léger, léger, doux, tendre, respectueux, admiratif, est morte.
Il parle de cette étape qu’il vit, durant laquelle les gens au téléphone sont surpris qu’il soit si vieux, étant donné son timbre de voix, si jeune, durant laquelle il regarde ses amis faire son marché pendant que lui boîte d’un comptoir à un autre, ou les attend derrière le volant de sa voiture.
L’étape durant laquelle il regarde les jours naître et disparaître sans pouvoir faire ce qu’il aimait, sauf regarder les jours passer. Durant laquelle il regarde son corps se flétrir, ses intérêts et ses capacités s’amenuiser ; l’étape durant laquelle il réparerait encore tout ce qui cloche, depuis le bouton de la cuisinière jusqu’au moteur du bulldozer, si seulement il pouvait se tenir debout, s’il avait la force de marcher sans canne.
Il vieillit encore, ce vieil homme. Mon ami.
Que j’écoute avec attention, parce que ce qu’il dit est remarquable d’intelligence, de fine observation, d’humour gentil, d’amour sans faille pour le genre humain qui crée ses drames quotidiens avec la régularité d’une horloge millénaire. Le vieil homme qui, à sa façon douce et simple, continue à regarder nos vies avec intérêt, humour et calme.
Ce vieil homme, mon ami, qui vieillit encore.
Je me suis dit d’abord : comment je vais faire pour avaler ça ? Ça signifiant : cet âge-là. Puis j’ai pensé : Mais pourquoi serais-je obligée de l’avaler? J’ai assez de 3 repas par jour, J’ai l’estomac plein de tout ce qu’il faut que j’ « avale » pour vivre.
Donc, inutile, vraiment, d’essayer d’avaler l’idée.
Mais c’est 70 ans, quand même. C’est impressionnant.
Je n’en sens rien, à vrai dire, c’est seulement l’idée qui est dérangeante.
Elle flotte autour de moi, je la porte, je la lance, je tourne autour, elle est là. La vieille affaire, la vieille chose informe, la vieille cochonnerie.
Je l’ai vue dès mes trente ans. Elle avait 30 ans, à ce moment-là. 30 ans, c’était difficile à envisager. Déjà. Ça signifiait quitter l’enfance, devenir sérieuse, s’engager, être emportée dans le tourbillon, submergée par l’eau du tsunami du temps qui passe.
Précocement vieille, on pourrait dire. Précocement préoccupée par le fait de vieillir, on pourrait surtout dire.
Alors, l’idée du 70 ans, j’y reviens.
J’essaie de la poser à côté de moi sur le banc ou je suis assise, et j’ai envie de me sauver et de la laisser là, toute seule, à se désintégrer, la vieille affaire racornie, qui prend de la vigueur à mesure que je la nourris.
70 ans.
Je suis assise à côté de l’idée maintenant. Je l’ai déposée comme on dépose une reine, un président américain ou une patate.
Bon.
Quand les gens me regardent, ils la voient plus que moi. Et ils me voient plus que je me vois.
Moi, je ne sens rien. Je ne vois rien, sauf si je me regarde dans la glace.
Oh, bien sûr, il m’arrive d’avoir des trous de mémoire, mais j’oublie le nom des gens que je rencontre, les dates, depuis toujours. Mon toujours à moi, s’entend. Qui dure depuis 70 ans. Et oui, bien sûr, mon cou a changé d’aspect, surtout quand je le regarde avec des verres. Mais il faut aimer être étourdie pour se regarder dans la glace avec des verres de lecture.
L’âge ne sonne pas vrai, trouvez-vous? C’est une convention, une organisation arithmétique, mathématique, culturelle, temporelle. Le fait est que, sur l’échelle du temps, on ne peut saisir que le moment présent.
Là, tout de suite, sur ce banc, j’ai 70 ans, mais je ne les sens pas. C’est comme le réchauffement climatique. Les gens n’y croient parce qu’il se produit à une échelle plus grande que celle qu’ils sont capables de sentir – d’où l’utilité de la science, qui met ensemble des données peu perceptibles à notre échelle, mais qui n’en sont pas moins vraies.
J’ai 70 ans, donc, comme nous avons un réchauffement climatique. Imperceptible par mes sens, mais réel.
OK.
À côté de moi, l’idée se dissout, disparaît. Il n’en reste qu’une poussière. Qui vole au vent.
Et je me lève de mon banc de parc. Pour ceux qui regardent, je disparais de cet espace-temps. J’emporte mes 70 ans. Légère. De belle humeur.
Réconciliation.