Mon rêve de la nuit dernière m’a amenée dans un bâtiment que je connais bien, pour y être allée plusieurs fois. Il est en béton, immense, c’est à la fois une manufacture, une école, un pensionnat et un hôtel. Il y a l’entrée, vide sauf pour un comptoir vétuste où personne n’attend personne, puis il y a un un couloir bétonné, usé, ni très sale ni très propre, plein de graffitis, qui mène à un ascenseur.
Cet ascenseur, je le connais trop, j’en rêve depuis que j’ai été pensionnaire dans un couvent dont je suis sortie il y a quelque cinquante ans. Les murs de sa cage sont jaune-verdâtre ou vert-jaunâtre, au choix, sales, couverts de traînées de liquide rouillées, séchées depuis des générations. Il y règne une odeur de renfermé, de poubelle lointaine, si désagréable qu’elle en fait presque oublier les bruits inquiétants des montants et des câbles, qui s’usent en grinçant les uns contre les autres. Vétuste, grillagé, l’ascenseur est trop grand ou trop petit et son plancher peut avoir des trous. Dans mes rêves, pour me transporter, il se déplace autant à l’horizontale qu’à la verticale, parcourant un grenier, puis un toit, puis revenant à l’intérieur pour aller se poser de travers, trop bas, dans l’entrée de l’hôtel au énième étage, où rien, mais rien du tout, n’attend les clients.
Ma chambre, — je m’y rends seule, je connais bien les lieux — a un seul grand lit avec un couvre-pied rouge-rosé des années cinquante, sur lequel je dépose mon sac à main – bien actuel, celui-là.
Je reçois un message — de quelle façon, je ne le sais pas — qui m’apprend que quelqu’un m’attend en bas. Oui, c’est vrai, j’ai rendez-vous avec une amie. Ouache, il me faut reprendre l’ascenseur. Je sors de ma chambre pour m’y rendre, mais il n’est plus dans sa cage, la cage même a disparu, et je dois monter quelques étages et arpenter des couloirs pour tout retrouver, pas rassurée du tout d’avoir à redescendre dans cette chose insensée et bringuebalante pour rejoindre mon amie.
Elle m’attend à la réception — toujours vide de personnel et de meubles — avec un dossier épais duquel nous devons discuter. Nous décidons qu’il vaut mieux aller parler ailleurs, mais juste au moment de sortir, je me rends compte que j’ai oublié mon sac à main dans la chambre. Ouache, ouache. Je rebrousse chemin vers mon hôtel, naïvement sûre de retrouver le chemin de ma chambre — puisque je l’ai quittée presque sans encombre, je devrais être capable d’y retourner. Mais le couloir est si long, il a tant dédales nouveaux, mes repères sont si flous dans ma mémoire que je mets un temps incalculable à seulement atteindre le foutu ascenseur et à peser sur la commande qui doit l’amener jusqu’à moi. Il arrive à regret, se pose, s’ouvre, geignant de toutes ses ferrures, se déhanchant de tous ses câbles.
Je soupire, impatiente, inquiète, angoissée. Mon amie ne m’attendra sûrement pas, il a fallu trop de temps, seulement pour me rendre ici, on n’en demande pas tant à ses amies, si on veut qu’elles nous gardent dans leur cœur… Mais je revois mon sac à main que, d’ailleurs, j’ai été imprudente de le laisser ouvert, sur le lit…
Pendant que l’ascenseur monte — ou descend, je ne sais plus, en tout cas il bouge — mes images intérieures ont des ratés, se figent, et l’ascenseur hoquette. Suis-je encore dans mon rêve ? Euh… Ma conscience, mon inconscience hésitent un instant. Puis, peu à peu, j’émerge des profondeurs, je reviens en surface, ouf, je me réveille. Enfin. L’odeur de l’ascenseur flotte dans mes narines plus longtemps que son image vert-jaunâtre au fond de mes yeux.
Quand j’étais enfant, j’avais imaginé qu’on prenait un ascenseur pour aller au ciel ; eh bien, si le ciel existe, je suis certaine que je le gagne à me promener dans cet ascenseur de mes rêves, aussi vieux que l’idée de Dieu, aussi rouillé qu’un sermon dominical, aussi dangereux qu’une religion dont il faut suivre les dictats à la lettre. Amen !