J’ai entendu dire, il y a longtemps, mais peut-être que j’invente encore, que chaque être humain a son double exact, quelque part sur terre ; si c’est vrai, j’aimerais savoir si ce double de moi a eu les enfants que je n’ai pas eus.
La première vue de Hong Kong, celle qu’on a quand l’avion atterrit et roule sur la piste construite en pleine mer, et qu’on a devant soi le panorama de l’océan, des buildings et des montagnes, cette première vision est fulgurante. Inoubliable.
Même impression quand on traverse de Kowloon à Hong Kong et qu’on avance vers ce mur de béton, de miroirs et de lumière, les gratte-ciels de Hong Kong, dont le plus insignifiant est plus beau que le plus beau de New York, dont le nombre dépasse de vingt fois celui de Manhattan, et qui laisse une impression d’impossible Walt Disney, qui aurait construit un rêve gigantesque, presque grotesque. Inoubliable ça aussi.
On a envie de rire tellement s’est impossible, de fermer le projecteur pour que le film s’arrête, de couper la musique pour revenir à la réalité. Mais la réalité, c’est ce prodige-là.
Mais ce n’est pas que ça.
C’est aussi la folie du bruit, de la saleté repoussante, de l’épaisse noirceur crasse des petites rues pittoresques où on s’enfonce, qui sentent tour à tour les vers de terre et les oranges, et qui, derrière les façades des magasins, boutiques et échoppes qui s’y alignent sans discontinuer, sans laisser le temps de reprendre son souffle, cachent une pauvreté maladive.
Par contraste, sur les boulevards, Hong Kong est le centre d’achat de la Chine, sa banque. Tout y est plus cher qu’à Tokyo – et pourtant, Tokyo est cher ; on y va pour acheter, pas pour y vivre.
Les Chinois sont plus joyeux que les Japonais, plus colorés, plus bruyants. Ils ont moins de réserve, d’uniformes, d’organisation et de rituels sociaux. Ils sont aussi beaucoup moins propres. Aller à la toilette, ici, c’est une aventure risquée, à la fois pour le pantalon et pour l’estomac – qui doit être solide.
Quand je suis dans une foule, dans une ville inconnue, et que je regarde un après l’autre les individus qui la composent, je me dis que chacun de ces êtres prétend avoir une vie différente, singulière, vachement intéressante et voudrait faire le sujet d’un roman. Mais quand, de loin, je vois toutes ces vies prétendument différentes, empêtrées les unes près des autres, marcher dans un même mouvement autour d’une vieille église ou devant des vitrines, je me dis qu’il n’y a aucune différence, vraiment, entre eux, et que leur plus évidente et parfaite similitude est cette impression qu’ils donnent de vouloir être différents.
Je suis en hostie.
Il est 11 h. Je suis dans ma chambre à essayer de tuer le temps et je suis dans une colère noire. J’ai peur. J’ai eu peur de m’asseoir à la terrasse de mon café habituel. Peur, entendez-vous? Peur. J’en ai plein le dos. Une sainte colère. La panique m’a prise il y a une heure quand j’ai vu ces 2 individus, ces 3 individus plutôt, tournoyer autour de moi, me regarder, s’asseoir, m’attendre, me surveiller. Hostie, une fille peut pas s’installer sur un coin de banquette sans être considérée comme une marchandise? – Je la prendrais, celle-là. La pauvre, pas d’homme. Elle doit en chercher un, ça doit lui manquer. Pauvre petit con sec, ça manque de pénis bandé, c’t’affaire-là. Ça manque. Ça doit en chercher.
Et ils sont là, peinés pour vous, vous offrant à dîner, comptant bien que c’est une faveur qu’ils vous font de vous avoir remarquée et que, n’est-ce-pas, vous êtes tombée sur un gentilhomme à qui vous devez bien, par déférence, en guise de reconnaissance éternelle, accorder vos faveurs, accorder votre trou pour qu’ils y jouissent parce que c’est normal et qu’ils ont eu le grand mérite de vous tirer de votre anonymat de fille seule.
Et moi, je suis là, avec mes 20 et quelques années, dans 10 ans je serai une vieille femme, une vieille peau, et je me paierai des jeunes si j’ai suffisamment d’argent.
Le pouvoir. Je veux avoir pouvoir et argent. Sans ça, le cirque n’aura pas de fin. Ce cirque ignoble où les femmes sont la marchandise, le repos du guerrier, la récompense, la chose, le trésor, l’éléments final du tableau de leur chasse.
Dans l’univers immensément vaste où nous vivons, dont nous cherchons sans relâche à découvrir les contours, l’histoire et la finalité, il y a nous, seules créatures qui, à cause de l’évolution des formes de vie pendant des millions d’années probablement, sommes parvenus à penser, à conscientiser, à réfléchir ; nous sommes et restons à ce jour les seuls êtres qui soient dotés de la capacité de se regarder et de regarder autour de nous pour tenter de comprendre notre fonctionnement et celui de notre planète.
Et voilà que nous, minuscules fourmis dans cette immensité inondable de temps et d’espace, creusons notre sol, ouvrons nos roches, analysons nos fossiles et scrutons l’histoire de notre terre – grâce aux signes qu’elle nous a laissés -, pour trouver l’origine de créatures dont l’éblouissante beauté ne cesse de jaillir et de nous émerveiller, dans les conditions les plus diversement propices, sur tous les continents, sous presque tous les climats : les fleurs.
Nous, petits assemblages d’atomes perdus dans l’immensité, nous penchons sur l’origine des fleurs, dont l’histoire plonge droit au creux impénétrable de notre propre histoire. Yeux ouverts, microscopes, analyses de fossiles, nous cherchons à savoir de quelle façon ce miracle fascinant et coloré peut avoir pris naissance, prospéré et envahi notre monde.
Ainsi, notre intelligence à nous, humains, notre capacité d’analyse, notre curiosité, notre soif de connaître se penchent vers ce qui semble la plus éphémère et futile expression de vie sur terre. L’infiniment petit qui se penche sur l’encore plus infiniment petit, le microscopique qui fouille l’encore plus microscopique. À cause de la joie, peut-être.
Il faut ajouter ce miracle-là aux autres, quand on compte ses bénédictions.