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Délivrez-nous du bail (extrait no 2)

ELLE

Ce qui m’intéresse, c’est la région obscure de nous-mêmes où on décide de faire ou de ne pas faire, cet endroit où on fait plus que ce qu’on croit et moins que ce qu’on croit, où les gestes prennent une autre dimension que celle dont on discute, cette zone à la limite du conscient et de l’inconscient où on ne peut pas décider, où on est le jouet de ses images – ces images qu’on a entretenues, nourries, soignées.

Ce qui m’intéresse aussi, c’est le passage invisible entre le oui et le non, leur proximité, la proximité de la beauté et de la laideur, de la justice et l’injustice, leur façon d’être mêlées, juxtaposées, démêlées et mal démêlées, et comment il se fait que les raisons qu’on donne soient les fausses et que celles qu’on ne donne pas soient les vraies

 

Délivrez-nous du bail (extrait # 1)

         Un espace où n’apparaissent qu’une table, une chaise et une porte. LUI est seul en scène, ligoté à une chaise, les mains dans le dos.

   LUI

Qu’est-ce que je pourrais faire aujourd’hui donc? Je me suis pourtant levé en forme ce matin, mais là, on dirait que j’suis djammé. Qu’est-ce que je pourrais ben faire?  Tanné. J’sus tanné. J’ai envie de grouiller, de bouger, de travailler, de me faire aller. J’ai envie de peinturer, de faire du ménage, de faire du patin à roulettes! J’ai envie de courir, de dépasser des bicycles, de déménager. 

         Il s’arrête, confus.

De déménager? J’ai-tu envie de déménager?

         Il s’agite à nouveau.

J’ai envie de faire de la politique, des poids et haltères, du surf, de la traîne sauvage, du cheval, du magasinage, l’amour!  J’ai envie de faire l’amour, la paix, la révolution, la planche, le fou!

         Il se lève, la chaise reste collée à ses fesses.

Mais voyons, câlisse, j’sus djammé! On dirait qu’y a quèque chose qui m’empêche…

Chu tanné, j’ai le goût de m’en aller, j’en peux pus, j’en peux pus!  J’ai le goût de fumer une cigarette. Une cigarette, hostie!

         Il se déplace laborieusement jusqu’au paquet de cigarettes sur la table. Il essaie de l’attraper avec sa bouche, le paquet tombe au sol.

Hostie, j’ai le goût de fumer!

         ELLE entre. Comme si de rien n’était, elle sort un paquet de cigarettes de son sac à main, lui allume  une cigarette et la lui met entre les lèvres. Elle entreprend de le détacher sans accuser le fait qu’il  soit attaché.

    ELLE

Ma première cigarette de la journée. C’est bon, après le travail. Quessé que t’as fait, aujourd’hui? Tu t’es pas trop emmerdé?

   LUI

Non. J’ai pensé à mon affaire. 

   ELLE

Ça paraît que c’est le printemps, y a du monde. Y a du monde que c’en est étouffant! Ça  t’a pas tenté d’aller prendre une marche?

   LUI

Ahuri  Une marche?

    ELLE

Ben oui, tu sais, un pied en avant de l’autre, et pis l’autre en avant du premier… Tu te trouves à avancer, ça se fait tout seul, t’as rien qu’à penser à tes pieds, regarde!

          Elle marche devant lui. Il la regarde, hébété, ailleurs.

   LUI

Eh que tu fais simple!

    ELLE

Mais je suis simple, je suis une fille simple, une fille simple (Chanté?) Quand je vois se profiler l’ombre d’une complication, je fuis, je m’en vas, je mar-che!

    LUI

Chu stâlé, stâlé raide, pourrais-tu me repartir, s’y vous plaît?

   ELLE

Certain! Faut mettre les pieds en place, d’abord. C’est pas rien, c’est dur, ça demande une vision juste.

Pis après, tu t’appuies dessus, pis ça te lève au-to-ma-ti-que-ment!

         Elle le lève

    ELLE

Au-to-ma-ti-que-ment, j’ai dit. C’est tout! Viens!  Viens!

         Elle le mène jusqu’à la porte, qu’elle ouvre, le fait passer de l’autre côté et referme la porte sur lui.  Une fois la porte refermée, elle s’y appuie le dos et s’y laisse glisser de tout son long.