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Les deux vieux et la forêt

Et il se trouva qu’ils restèrent seuls, tous leurs amis et parents et enfants et petits-enfants ayant disparu de la surface de la Terre. Ils se promenaient. De loin en loin on les voyait, elle, cheveux blancs flottant au vent, lui, rasé de près, mais toujours avec quelques poils hirsutes qui lui avaient échappé. Ils marchaient, main dans la main, doucement.

Et, comme ils ne pouvaient plus parler à personne d’autre que l’un à l’autre, et qu’à peu près tout ce qu’ils avaient à dire était dit, ils commencèrent à parler aux animaux. 

Ils s’étaient assis, un jour, sur une souche moussue (se relever du sol étant presque devenu impossible) et ils avaient, sans angoisse ni besoin, maintenu un silence léger, aussi léger que leur souffle.

Un écureuil était venu leur signifier de se déplacer un peu, juste un peu, de sorte qu’il puisse récupérer les noix qu’il avait déposées dans un des trous de la souche l’automne auparavant. Et une marmotte avait couru à côté d’eux, jusque pour observer comment ils réagiraient, et ils n’avaient pas bougé, alors elle était revenue, et revenue. Un jour, elle les avait même encerclés avec sa progéniture dans l’idée de lui enseigner que, peut-être, ce n’était pas tous les humains qui étaient agiles, actifs, de vert lime et de noir vêtus et courant dans les sentiers. Une première.

Je dis « parler », mais ça se faisait presque sans sons, vous voyez. C’était seulement une manière d’être au présent, de regarder presque sans voir, de ne demander rien à rien. Juste d’être, vous voyez. Comme un écureuil agile ou une belette curieuse. Quelques instants, le temps que l’écureuil et la belette passent et s’en aillent. Nos deux vieux auraient été surpris, remarquez, d’accueillir un orignal. Mais pas apeurés. Pourquoi un orignal chargerait-il un couple au dos courbé assis tranquillement sur une souche. Ça ne s’est jamais vu, ou dit. Jamais ça n’est passé aux nouvelles. On le saurait si c’était arrivé. On le saurait.

Quand la belette, la marmotte et l’orignal disparaissent à leur vue, ils redevenaient eux-mêmes, prenaient racine sur la souche un peu humide, clignaient de l’œil quand les mouches passaient et recevaient sur les mains un peu de buée matinale qui ressemblait à des larmes.

Un jour, ils disparurent. Ce jour-là, ils avaient entrepris une grande conversation muette et attentive avec la forêt tout entière, un dialogue tant empreint de simplicité et de tendresse que la forêt les avait enveloppés. Ils devinrent mousse, noix, feuilles mortes, poils un peu hirsutes et cheveux au vent. Ils devinrent tout, et rien. Rien de particulier, tout de vivant.

 

 

 

De quatre éléments

Dans cette série télévisée, des guerriers, hommes et femmes, font surgir du feu de leurs mains ouvertes; d’autres guerriers, dans une autre tribu, font jaillir et tourbillonner des colonnes d’eau pour combattre ceux qui leur lancent des bombes de feu. Pas trop loin de ces deux premières tribus, une troisième réussit à élever des murs, à immobiliser dans des socles érigés instantanément tout ce qui ne trouve pas grâce à ses yeux, parce qu’elle peut commander à volonté les mouvements de la terre. D’une quatrième tribu maintenant décimée, il reste un enfant – notre héros – qui peut plier le vent à sa volonté, et qui, éventuellement, pourra maîtriser les 4 éléments.

Je me disais, visionnant cette série, que tous les êtres vivants participaient des quatre éléments. Notre vie provient de la fusion et du mélange inextricable et complexe de ces quatre éléments, ne peut échapper à aucun, ne peut éviter aucun. Grand bien nous fasse.

Le processus créateur

2. La matière

Pour réaliser une œuvre, il faut en assembler la matière constitutive. Quelqu’un qui n’a pas appris à parler ne peut pas composer de poème ; les mots et les idées lui manquent, littéralement. Personne ne peut sculpter de l’air, sauf pour de brefs moments, et un arrangement floral ne se fait pas sans fleurs ou sans matière organique. Pour réaliser son œuvre, sa « création », un créateur a donc besoin de matériaux de base qu’il va organiser pour donner corps (et vie?) à son impulsion créatrice.

Pour les écrivains, ce sont d’abord les mots. Pour les sculpteurs, une ou des matières à triturer, à organiser, à construire; pour les danseurs, leur propre corps dans un espace, pour les chanteurs, leur voix et leurs sons, pour les musiciens, un instrument quelconque ou une série d’instruments, pour les peintres, n’importe quoi qui met de la couleur et des formes sur un support.  Par exemple.

Mais la matière nécessaire à la création ne peut pas être que « matérielle ». Surtout pas. La création n’a de sens et de résonance que si le créateur lui en donne. Et le créateur ne peut donner de sens que si, obéissant à son impulsion intérieure, il transmet sa vision dynamique, son appréciation, son condensé du réel tel qu’il le perçoit ou la signification qu’il veut donner à ce réel perçu.

Il y a donc la matière organique, matérielle, mais il y a de plus, et surtout, toute la matière immatérielle : les idées, les couleurs, les pensées, les visions, les signes, la création et l’utilisation des symboles, l’histoire personnelle (traumas inclus), les tendances de la personnalité, le talent (qui est un cadeau), la persévérance, le travail, le débroussaillage, la mise en forme, la juxtaposition, la contradiction, le raisonnement, les conclusions, les enjeux, les intrigues, la mythologie, l’ouverture de l’esprit et des sens, la remise en question, la maturité, la compréhension, la recherche constante, le lien avec les autres, la volonté de faire, de dire et de montrer, de présenter, d’être accueilli, tout cela (et bien d’autres éléments) utilisé dans l’ordre et le désordre et à répétition, selon les besoins de l’évolution de l’œuvre. 

En somme, quand on crée, quand on cherche la matière nécessaire à l’élaboration de notre création, il faut regarder partout en soi et autour de soi. On rassemble, on empile littéralement des milliers, des millions d’éléments de tout ordre, éléments dont on rejettera la majorité, bien sûr, mais à travers lesquels on choisira avec le plus de discernement possible ceux qui feront partie de l’œuvre. 

Le créateur rassemble cette matière, la jauge, l’estime, l’utilise et la manipule jusqu’à la fin de la composition de l’œuvre. Jusqu’à sa toute fin.

Qui plus est, d’une certaine façon, toute cette matière bouge sans cesse comme une mer, soit sous l’impulsion du créateur, soit d’elle-même, animée par sa propre force vitale. Elle est vivante : les idées évoluent d’elles-mêmes, la lumière danse jusqu’au crépuscule et même tard dans la nuit, les phrases musicales finissent par s’imposer au compositeur, les mouvements naissent du corps (reposé ou fourbu) des danseurs, la mélodie surgit à la lecture des mots (ou sans); l’émotion nourrit cela, le fait éclater, s’épandre, s’ouvrir, éclore. La matière des œuvres est donc vivante dans la tête du créateur jusqu’à la fin de la création de l’œuvre, et après aussi quelquefois – pensez à une œuvre dramatique qui change de signification dans une nouvelle mise en scène, par exemple.

J’irais jusqu’à dire que la façon de reconnaître qu’une matière n’appartient pas à une œuvre, c’est que le créateur la sent morte, rigide, lourde; un créateur qui a la sensation de traîner un poids plus lourd que lui, d’être entravé, piégé, menotté, doit regarder attentivement ce qu’il nourrit, ce à quoi il tient (et qui ne bouge plus), parce qu’il risque d’être entraîné dans une sorte d’enfer immobile où plus rien n’arrive, où l’œuvre ne peut pas naître. Ce n’est pas que le créateur doit contrôler son œuvre, c’est simplement qu’il ne doit pas se laisser entraîner dans les abysses de la confusion ou de la certitude qui précèdent la naissance de l’œuvre et ses multiples étapes. Par exemple, trop d’ambition freine le mouvement naturel des idées; par exemple aussi, la paresse entraîne une lenteur de réaction préjudiciable à l’œuvre, et, à terme, tue l’impulsion.

La quantité de matière nécessaire à la création d’une œuvre est généralement beaucoup plus abondante que la dimension finale de l’œuvre. Il ne faut pas s’étonner d’être malmené, secoué par des torrents d’idées, d’images intérieures, d’influences et de mémoires étranges, par l’abondance des possibilités. C’est l’œuvre qui se débat, qui cherche à percer le sol dans lequel  elle a été semée pour arriver à la lumière. Que le créateur se rassure. Quand il se sent comme un geyser en éruption, il doit seulement s’asseoir,  respirer, regarder, attendre, puis faire. Faire. Et recommencer. Jusqu’à la fin.  La toute fin.

À suivre :

Le processus créateur

3. La manière

Questions de force et de faiblesse.

On entend partout parler de « force » et de « faiblesse », la « force » étant présentée comme une qualité à posséder et la « faiblesse » à proscrire. Franchement, je ne sais trop ce que sont l’une et l’autre. Bien sûr, pour ce qui est des corps, on en voit de plus fort et de plus faibles, et pour des raisons aussi diverses que possible. Mais la force mentale, la force de caractère, celle qu’on veut et qu’on louange, est-ce qu’elle ne serait pas un mélange bien ou mal dosé d’entêtement, d’ambition et d’énergie? 

Si on regarde le comportement des politiciens et politiciennes, on est tenté de voir la force en ceux et celles qui prennent des décisions majeures et la faiblesse en ceux qui tergiversent. Mais, franchement, quand on est responsable de décisions qui vont affecter des millions de gens, ne vaut-il pas mieux savoir discuter, comprendre et respecter, en somme voir les multiples facettes d’une réalité beaucoup plus complexe que celle que la « force » veut nous présenter. Pour la force, tout est faible. Pour la faiblesse, tout fait peur, avec des nuances. 

Et puis, est-ce qu’il n’y a pas de la colère, dans la force? Et de la pitié, dans la faiblesse? L’un et l’autre sont de mauvais conseillers qui rigidifient la réalité ou la liquéfient.

La faiblesse a des vertus, la force aussi. Mais quand il s’agit de déplacer les montagnes, on a le choix : le bulldozer ou le travail combiné de milliers de gens qui, chacun avec sa petite pelle, change le paysage.