Il m’est arrivé d’enseigner l’écriture, ou plutôt d’aider des personnes à écrire des histoires pour la première fois, ou quasi. Ça se passait l’été, dans un cadre enchanteur, près d’un étang où les grenouilles et les crapauds sérénadaient à la brunante. J’avais toujours un petit groupe d’étudiants à ces cours estivaux. Cette fois-là, ils étaient six, je crois, mais peu importe.
Au début de la semaine, j’arrivais sans idée préconçue, je n’imposais rien aux « élèves », j’allais selon ce qu’ils voulaient faire, utilisant leurs idées ou leurs désirs pour les guider à travers les étapes de leur création. Je ne voulais pas imposer de sujet ou de forme, les étudiants pouvaient élaborer un dialogue, une histoire, un poème, selon ce qui leur venait.
Cette année-là, il venait de se passer une de ces tragédies comme on en voit souvent aux É.-U.. Un forcené était entré dans un Macdonald (imaginez!) plein de monde et avait tiré sur la foule, faisant plusieurs morts avant d’être lui-même abattu.
L’idée nous est venue alors, et fut acceptée par tous, que chacun écrive l’histoire d’un personnage qui se retrouvait ce matin-là, à ce Macdonald précisément, et se faisait tuer. Ouais. Acceptée par tous, je vous dis, l’idée. Et moi, écrivaine de métier, je m’étais donné comme mandat d’écrire l’histoire du tueur.
Les sessions de travail ont commencé ; de jour en jour, les personnages se dessinaient. Je me souviens entre autres, de cette jeune femme devenue mon amie depuis, qui, dans sa vie, travaillait à un restaurant; elle avait imaginé un personnage de serveuse fatiguée, qui souhaitait sortir le plus vite possible de ce restaurant bondé et bruyant. Choix judicieux, puisqu’elle connaissait la matière de base, le tissu constitutif de la personnalité de son héroïne.
Nous avancions pas à pas, à travers les difficultés de cet apprentissage (ce n’est pas simple, écrire, pour des gens qui ne l’ont jamais fait, et qui n’ont pas confiance d’avoir l’intelligence et les connaissances nécessaires à l’exercice), jusqu’à ce qu’une difficulté majeure se présente, difficulté que chacun a éprouvée au plus profond de soi.
Personne ne voulait faire mourir son personnage. Personne – sauf moi, qui ai, par rapport à mes « créations » un rapport moins étroit. Et pourtant, cela faisait partie de l’entente de base : un personnage, ce matin-là, au Macdonald, se faisait tuer. Mourait. Perdait la vie. Point. Chacun a essayé de négocier avec lui-même, avec moi, avec n’importe quoi, que son personnage, le seul peut-être, survive, même amoché, même pour quelques années…
Ça m’étonne encore.
On dirait qu’il y a peu de gens qui acceptent leur mort à l’avance. Qui y pensent, qui y consacrent du temps, une méditation, une attention, même quelconque. La mort est pourtant une des composantes majeures de ce phénomène incroyablement puissant qu’est la vie. D’ailleurs, elle n’est pas le contraire de la vie, c’est la naissance qui l’est. La mort n’est que la transformation de la matière dont nous sommes constitués ; notre mort, c’est la vie qui change de support, tout simplement.
J’ai refusé tous les atermoiements et j’ai obligé, exercice salutaire, mes étudiants à agir selon ce qu’ils avaient décidé, c’est-à-dire faire mourir leur personnage sous les balles du tueur.
Quand on a lu les textes les uns après les autres, à la fin de la semaine, il y a eu un grand silence. Un silence, non pas de désespoir — cette étape était franchie — mais de retour sur soi, d’acceptation, de douceur. Au-delà de la tristesse, il y a la joie. Tranquille, cette joie. Éphémère aussi, bien sûr, comme nos vies.