Il y a quelque temps, j’ai eu un appel téléphonique, et c’est allé comme suit:
– C’est Maryse?
– Oui.
– Maryse, c’est Denise.
J’ai eu quatre secondes d’hésitation, puis j’ai reconnu la voix, basse et graveleuse, un peu traînante.
– Vous me reconnaissez?
Elle me dit « vous »?
– Oui. Bonjour Denise, ça va?
– Je me demandais, pour la maison, est-ce qu’il est resté de l’argent, quand vous l’avez vendue?
Oh boy! La maison… La maison de notre Fondation (compagnie enregistrée dont elle faisait partie), qu’elle habitait. Et de laquelle nous avons dû lui demander de partir il y a plus de trente ans. Je n’ai pas parlé à cette Denise depuis, et elle me pose la question comme si elle venait de débarquer d’une planète du système solaire où le temps ne coule pas, où ce qui s’est passé avant notre naissance est figé, immuable et à portée de main.
J’hésite. De grands pans de souvenirs me reviennent en mémoire par à-coups. J’essaie de tirer le fil de cette succession d’images disparates perdues au fond de mon coffre à souvenirs.
– Euh… Non, il n’est pas resté d’argent. Même que nous avons dû payer une différence, je crois, parce que nous ne l’avons pas vendue suffisamment cher pour rembourser l’hypothèque.
– Je ne comprends pas, proteste Denise. Je n’ai jamais emprunté sur la maison, je vivais avec ce que me rapportait…
Et de m’expliquer de quelle façon et avec quel argent elle vivait dans le temps – elle me donne même les sommes en question. La mémoire me revient lentement, parcimonieusement.
– Je ne me souviens pas exactement. Je sais seulement ce que je t’ai dit, que nous avons dû payer.
Elle continue à se défendre, à réclamer:
– Qu’est-ce qui s’est passé avec l’argent? Je vis avec presque rien…
Ah! Voilà la raison de son appel. Elle veut l’argent auquel elle pense avoir droit. Qu’elle pense lui appartenir. Heureusement que j’ai le récepteur téléphonique bien en main, je l’échapperais.
Je répète :
– Je suis certaine qu’il n’est pas resté d’argent. Je vais vérifier auprès des autres, si tu veux, pour avoir plus de détails. Je ne me rappelle plus les montants, mais je suis certaine que nous avons payé la différence entre l’hypothèque et le prix de vente. La maison était en rénovation, elle avait l’air d’un champ de ruines, il a fallu attendre longtemps avant de trouver un acheteur.
Et elle, de continuer à protester. De me parler de ce temps-là, de son honnêteté, de ses bonnes intentions… Visiblement, elle a perdu des grands bouts de l’histoire, de sa propre histoire, en fait. Mais ces souvenirs-là, la maison vendue sans qu’elle en sache le prix et la certitude d’avoir été privée de sa part, sont restés aussi vifs qu’il y a trente ans. Intéressant, ce que la mémoire, couplée à une perception tronquée de la réalité, peut créer ; oublier que la maison dans laquelle on vivait, qu’on avait participé à acheter et à endetter, était grevée d’une hypothèque, mais savoir le montant exact qu’on recevait par mois il y a trente ans est une vraie distortion, non?
Le plus étonnant, c’est que tout cela est présenté avec la fraîcheur, avec l’intensité originelles. Denise me parle comme si tout cela s’était passé hier, comme ça venait de lui arriver, là, juste maintenant. Son mécontentement, son insatisfaction, ses protestations me parviennent sans l’ombre d’une atténuation, d’une hésitation, d’un doute. J’ai droit à ce qui est pour moi la résurrection d’un cadavre que je croyais mort, enterré et décomposé depuis longtemps.
Au fond, c’est cela qui est le plus étonnant.
C’est peut-être de type de mémoire qui s’incarne jusqu’à devenir un(e) revenant, une mémoire tellement puissante que la personne qui l’entretient ne peut s,en défaire, qui vit, tapie sous le quotidien, prête à surgir à tort et à travers dans la tête en un moment d’inattention, volontaire, agressive, demandant ce qu’elle croit être son dû. Une mémoire si sûre d’elle que rien ne peut la faire fléchir – pourquoi survivrait-on, en effet, si ce n’était pour réclamer justice ou la réparation d’un tort?
Les revenants existent vraiment, je vous le dis. Ce jour-là, j’en ai vu un.